Discours de rentrée 2018

Voici qu’à nouveau m’incombe l’exercice extrêmement difficile de souhaiter la bienvenue à la nouvelle volée de Philanthropos, la 15ème, au milieu de notre chère salle aux 15 fenêtres. Bien sûr, il est très simple de dire « bienvenue » ou de l’étendre sur une banderole dans des couleurs criardes. C’est même simple comme bonjour. Et cependant, dès que l’on pense un peu, le compliqué se déplie, mais le simple devient extrêmement difficile.

On défait des nœuds, certes, ou bien on les noue avec tout le savoir-faire transmis par le scoutisme, mais reste le mystère de la corde, dans sa simple présence. Pourquoi y a-t-il des cordes plutôt que rien ? Est-ce pour revenir à rien, en se servant des cordes pour se pendre ? Est-ce pour parvenir à des hauteurs ardues, en formant une cordée ? Est-ce pour étendre le linge lavé, ce qui suppose que nous avons beaucoup de linge sale ?

Je crois l’avoir déjà observé en ces lieux, la « bienvenue » suppose deux choses : premièrement, que vous soyez « venus » ; deuxièmement, que cela soit « bien ». Pour la première de ces choses, elle paraît assez évidente : vous êtes venus, puisque vous êtes ici. Mais cela sous-entend aussi, remarquons-le, que vous arrivez d’ailleurs, et que vous portez avec vous tout un héritage à raccorder avec ce que vous commencez à vivre à Philanthropos.

Un couple aurait beau se réfugier sur une île déserte pour se couper d’un monde hostile, ils en viennent toujours, ce monde est encore en eux, il refait vite surface comme une Atlantide mal engloutie : dans la belle tant aimée finit par transparaître la belle-mère ; dans le prince charmant, l’héritier d’un trône un peu lourd et peut-être même un passé de crapaud ; dans les gestes qui prétendent revenir à la nature et repartir de zéro, tout ce qui relève encore de la culture et qu’on avait cru laisser derrière, jusqu’à cette manière de tenir son couteau qui vient d’un oncle paternel.

Certains d’entre vous viennent de loin, du Canada, du Cambodge, de la Syrie… Certains même, probablement, reviennent de très loin, d’Instagram, de Candy Crush ou d’autres territoires virtuels de la détresse cachée. Mais même venir de la France à la Suisse mitoyenne implique un exotisme et des ajustements d’autant plus forts qu’on ne s’y attend pas : ce sont les mêmes appels de phares, mais d’un côté de la frontière ils vous avertissent d’un contrôle radar, de l’autre, ils vous préviennent que vous dépassez la vitesse légale. C’est que pour un Français la loi vient d’en haut, et il paraît normal dès lors d’essayer de passer entre les mailles du filet ; alors que pour un Suisse, la loi vient d’en-bas, et il est normal de s’en sentir co-responsable.

Venir ici, c’est donc toujours venir de ce qui est encore là-bas, et il va falloir apprendre à vivre les uns avec les autres en se souvenant que ce point de rencontre rallie tant d’itinéraires personnels et différents, sans quoi nul ne pourrait prendre de vrai nouveau départ.

Mais venir, ce n’est pas seulement venir de, c’est aussi venir à, ce qui nous ouvre à la question de l’avenir. Voilà pourquoi je préfère laisser notre réflexion sur la « venue » en suspens. Elle va forcément nous emmener là où nous ne voudrions pas aller (Jn 21, 18), au seuil d’une méditation théologique sur le temps messianique, comme vous le savez bien : « Celui qui vient », c’est chacun d’entre vous, bien sûr, mais, ainsi que nous le rappelle à chaque messe le Sanctus : Celui qui vient est aussi un nom propre du Messie… Je recule donc devant cet abîme, toutefois, comme vous allez le voir, c’est pour en ouvrir un autre, ce n’est pas ma faute, la raison m’y oblige (car rien n’est plus raisonnable que reconnaître ce qui nous dépasse).

Alors, comme ça, je vous souhaite la « bienvenue », mais quel est le bien que je vous souhaite ? Il faudrait que nous nous mettions un peu d’accord dès le départ, parce que certains d’entre vous se sont peut-être trompés d’adresse, croyant arriver à je ne sais quel club de bien-être un peu plus snob que les autres. Je me dois de leur laisser encore une petite chance de s’enfuir.

Souvent, de nos jours, le bien est conçu comme épanouissement. Vous seriez donc ici pour vous épanouir, la jeune femme comme une fleur, le jeune homme comme un concombre – ou un artichaut. On ne compte plus les articles qui fournissent les 10 trucs pour s’épanouir au travail, s’épanouir dans son couple, s’épanouir dans le célibat. Hélas, lorsque j’ai tapé « lieu d’épanouissement » sur mon Google.fr, je ne suis pas tombé d’abord sur Philanthropos, mais sur le « Centre d’épanouissement AEC », 19 rue Blainville à Sainte-Thérèse au Québec, où Madame France Juneau, qui porte un sweatshirt « J’aime rire sans raison », est spécialiste en gestion des émotions, assistée par Éric, massothérapeute et praticien énergétique, et par Sophie Saint-Hilaire, qui pour sa part s’occupe bien entendu de la communication avec les défunts.

Le problème avec l’épanouissement, quand on en fait un but, c’est qu’il conduite à un affadissement et une mutilation. Prenez le concombre – l’artichaut. À force de s’épanouir, il devient insipide. Et puis il finit par oublier qu’il est fait pour autre chose que lui-même, et qu’il va finir effeuillé et le cœur découpé dans la sauce vinaigrette. Cela rappelle le dernier verset du psaume 48 : L’homme comblé qui n’est pas clairvoyant ressemble au bétail qu’on abat. Cet homme est comblé, il engraisse, mais c’est comme le porc dont on tirera d’excellents saucissons.

La focalisation sur l’épanouissement de l’individu convient bien à une société dont le maître-mot est la croissance, et même une croissance illimitée, qui ignore la mesure des ressources naturelles. Mais la croissance n’est pas une fin. Elle a pour but la maturité. Ne faire que s’épanouir, croître sans cesse, c’est être toujours immature, n’avoir pour finalité que soi-même, jamais un autre, et par conséquent se priver de fécondité.

J’ai le regret de vous l’annoncer, mais votre épanouissement ne saurait être la visée ultime de votre venue à Philanthropos. Quelle est cette visée ? Non pas être replié sur soi et sa propre croissance, dira-t-on, mais se tourner vers l’autre. Non pas s’épanouir, mais se donner. La grenouille ne cherche plus à se faire aussi grosse que le bœuf : elle s’ouvre à sa différence bovine, et se trouve même prête à se sacrifier pour lui. Elle ne s’éclate plus, elle s’offre.

À la publicité proposant l’épanouissement, il est courant d’opposer l’appel au don de soi. Là où celui qui s’épanouit ne songeait qu’à soi-même jusqu’à ne plus penser aux autres, sinon comme à des moyens de son enflure, celui qui se donne ne songe qu’à l’autre et prétend s’oublier soi-même, poussant l’abnégation jusqu’à sa propre négation.

Mais Narcisse en se noyant ne cesse pas pour autant d’être narcissique. Au contraire, cette négation de soi-même qui l’immole tout entier à son reflet est l’apothéose de son vice. Car le narcissisme n’est pas l’amour de soi mais la haine de soi au profit d’une image de soi qui nous paraît belle, glorieuse ou sainte. Or une image pieuse vaudra toujours moins qu’une personne même pécheresse.

Je crains encore de vous décevoir, la vérité me l’ordonne, néanmoins : la rhétorique du don de soi, si en vogue dans les milieux chrétiens de nos jours, n’est pas tellement meilleure que celle de l’épanouissement. Ce n’est pas que le don ou l’épanouissement soient mauvais en eux-mêmes, ils forment des dimensions essentielles de notre être, et pourtant ils manquent le plus essentiel, ou plutôt, à se changer en slogans exclusifs, ils constituent des hérésies adverses qui s’entretiennent en se dénonçant l’une l’autre.

Pour le dire brièvement, la rhétorique du don de soi aboutit le plus souvent à quatre dérives : 1° Pour qu’il y ait vraiment don de l’un à l’autre, il faut que l’un et l’autre soient bien consistants, distincts et même séparés. Or, lorsqu’on parle de don de soi, on oublie que l’autre n’a peut-être pas besoin de nous, mais encore d’un autre. On s’enferme dès lors dans une obsession de soi, mais d’un soi qui prétend s’abolir pour un autre qui n’est plus vraiment l’autre, puisqu’on prétend aller au-delà de la distinction ou du vis-à-vis. Dès lors il n’y a plus ni l’un ni l’autre, mais une sorte de grande soupe fusionnelle et régressive.

2° Le don de soi obéit souvent à une logique du tout ou rien. Soit on s’est donné tout entier, soit on ne s’est pas donné du tout. Mais alors, une fois qu’on s’est donné, ça y est, c’est bon, il n’y a plus rien à faire. Je ne m’appartiens plus à moi-même, je peux donc être irresponsable. Je n’ai plus à porter la charge de discerner et d’agir, dans une solitude vigilante, avec le risque de me fourvoyer en recherchant le bien dans telle situation inédite.

3° Ce tout ou rien entraîne avec lui une tendance à refuser ce qui prend du temps, tout ce qui ne s’offre pas tout de suite. Je me suis donné, alors il faut que désormais ce soit du tout cuit, que, instantanément, tout me soit donné en retour. Il n’y a plus de labeur, plus de patience, plus d’histoire avec ses chutes, ses récidives, ses relèvements, ses nœuds inextricables et ses dénouements inespérés.

4° Enfin, ce qui résiste au don total de soi, c’est notre chair. Le propre de ma chair c’est de m’ouvrir à l’autre tout en me faisant ressentir que je ne suis pas l’autre, que je suis irrémédiablement lié à ma propre carcasse. C’est ce qui s’éprouve spécialement dans la caresse : j’y touche celle que j’aime, mais dans ce toucher se révèle aussi son mystère, et elle m’apparaît comme encore intouchée, si bien que je relance mon geste comme la vague sur le rivage, dans une « approche infinie », dans un contact d’autant plus différé qu’il touche à la différence même… Prétendre se donner totalement à autrui, sans réserve, sans limite, c’est tendre nécessairement vers une certaine désincarnation.

 Or, comme par hasard, ces quatre dérives : soupe fusionnelle, irresponsabilité personnelle, instantanéité, désincarnation, ces quatre erreurs autour du don de soi sont aussi des caractéristiques du monde technocratique. Le réseau propose des relations où l’on n’est ni présent ni absent, ni proche ni lointain. L’algorithme nous épargne toute responsabilité en calculant pour nous la solution optimale. Le haut-débit, celui de la fibre ou de la grande distribution, nous apporte tout sans délai, en prêt-à-consommer. La numérisation nous offre un corps digital qui nous arrache à la pesanteur d’une chair qu’on peut laisser s’avachir sur un siège.

Le vocabulaire du don est très présent dans les mirages du transhumanisme, ne serait-ce qu’à travers les big data (qu’on peut traduire littéralement par « grosses données). La technologie y est censé produire un monde où tout nous est donné d’un seul clic, mais la contrepartie, comme dans les vieux pactes avec le diable, est que nous donnions notre âme à ce monde, que nous devenions comme un rouage parfaitement inséré dans le dispositif.

Günther Anders observait déjà en 1958 à propos de l’empire de la consommation : « Ce que nous possédons désormais, c’est uniquement notre pouvoir-être-livrés. » Le consommateur n’a plus rien à faire que de se livrer à un système qui lui livre en retour des marchandises, mais des marchandises qui ne seront jamais de vrais richesses, parce que le consommateur ne les a pas produites, parce qu’elles n’exigent de lui aucun savoir-faire, parce que leur mode d’emploi est de les consommer sur place et d’en jeter le reliquat, sans jamais s’y attacher, sans jamais les intégrer dans une histoire, à la manière d’un patrimoine.

C’est pourquoi la Bible – spécialement le Nouveau Testament – opère une critique radicale du don. Jésus le disait encore lundi dernier aux pharisiens que nous sommes : Malheureux êtes-vous, guides aveugles, vous qui dites : « Si l’on fait un serment par l’autel, il est nul ; mais si l’on fait un serment par l’offrande posée sur l’autel, on doit s’en acquitter. » Aveugles ! Qu’est-ce qui est le plus important : l’offrande ? ou bien l’autel qui consacre cette offrande ? (Mt 23, 18-19). Ce n’est pas l’offrande en elle-même, mais l’autel sur laquelle elle est consacrée qui lui confère sa valeur. Car les idoles ont aussi des autels, et Moloch a toujours été un fervent partisan de l’offrande, jusqu’à exiger qu’on lui immole des enfants. Il s’ingénie à nous faire confondre la gratuité de l’absurde avec la gratuité de la grâce.

Bien sûr, le Verbe de Dieu parle de don, mais ce qui revient le plus fréquemment dans sa bouche, c’est d’abord le fruit : Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, c’est moi qui vous ai choisis et établis, afin que vous portiez du fruit, et que votre fruit demeure (Jn 15, 16). Ce testament de Jésus à ses apôtres, lors de la dernière cène, en saint Jean, reprend le commandement originel reçu par l’homme et la femme au premier chapitre de la Genèse : Fructifiez et multipliez-vous (Gn 1, 28). Car il n’est pas dit : « Croissez » ni même plus généralement « Soyez fécond », mais bien Fructifiez, d’un verbe qui renvoie aux arbres, à la vigne et au figuier, et vous comprenez l’importance des 15 fenêtres de cette salle par lesquelles vous pouvez voir des arbres bien vivants, nos premiers maîtres spirituels.

Lorsque saint Paul écrit aux Philippiens pour les remercier de l’avoir secouru matériellement, il leur explique non sans une certaine ironie que lui-même sait vivre dans la pauvreté comme dans l’abondance, et qu’il n’avait pas besoin de leurs dons. S’il leur a demandé quelque chose, c’est d’abord pour eux-mêmes, afin que les chrétiens de Philippe déploient leur charité. Il a alors cette phrase remarquable : Je ne recherche pas le don, mais je recherche le fruit qui abonde à votre compte (Ph 4, 17).

Saint Augustin commente dans son treizième livre des Confessions : « J’ai appris de toi, mon Dieu, à discerner entre le don et le fruit. Le don, c’est la chose même que donne celui qui nous assiste dans notre nécessité, l’argent, le manger, le boire, le vêtement, l’abri, le secours. Le fruit, c’est la volonté bonne et droite du donateur. » Or, précise Augustin, c’est ce fruit qui réjouit Paul et qui le nourrit jusque dans son âme : non pas le don comme tel, mais le fait que ce don est le signe de la fécondité de ses enfants. Seul un don qui est aussi un fruit peut nous préserver d’un univers mécanique où tout est donné sans que personne ne fructifie.

Le philosophe qui découvre cette notion de fructification est tout heureux de trouver comme un dépassement dialectique à l’opposition entre don et épanouissement. Car la fructification intègre à la fois la dimension immanente de l’épanouissement, où il s’agit de grandir soi-même, et la dimension transcendante du don, où il s’agit d’offrir à l’autre.

La fructification est en effet une perfection paradoxale : elle est le couronnement de la fleur, mais elle exige aussi que la fleur se fane ; elle est la plus belle expression de l’arbre, sa maturité même, mais elle impose aussi que l’arbre se dépouille, que le fruit se détache de lui, tombe, soit cueilli par une vie plus haute.

La conséquence anthropologique est très importante : cela suppose que la grâce s’accorde à la nature humaine, que l’offrande soit le prolongement de l’être, que le don ne soit pas négation mais développement et accomplissement de nos facultés : chair et esprit, imagination et intelligence, désir et volonté. Nul ne s’est mieux donné que celui qui est devenu pleinement lui-même. L’Évangile nous l’enseigne : l’effacement dans le bien réalisé pour le salut des autres, jusque dans la honte et l’obscurité de la croix, est aussi le chemin de la gloire la plus personnelle.

Les paysans parlent du « blé qui vient bien » ou d’un « abricotier long à venir ». Venir bien, c’est toujours fructifier. Telle est la bienvenue que je vous souhaite. Non pas de vous épanouir seulement, car il faudra subir l’élagage, la fanaison, le dépouillement des hivers sans lesquels il n’y aurait pas de printemps. Non pas seulement de vous donner, car il faudra assumer d’être vous-mêmes, avec vos capacités, et la charge de votre propre perfectionnement. Mais de fructifier, de donner du fruit, à tel point que vos maîtres mêmes puissent à leur tour être nourri par votre abondance.

Il y a parmi vous des essences différentes : des cerisiers, des pommiers, des noyers mêmes et des poiriers… Nous devrons nous le rappeler : le cerisier ne doit pas accuser le noyer de faire des cerises trop dures, le pommier ne doit pas se moquer du poirier parce que ses pommes ont une forme bizarre. Enfin je prie le cocotier de ne pas être trop fier de ses noix et de se laisser volontiers secouer. Ce qui réclame aussi d’accepter les rythmes de chacun, les saisons et les latitudes différentes de la récolte, car la cerise a beau venir bien, ce n’est pas au même moment ni sous le même climat que la noix de coco.

Vous le verrez, j’espère, le jardin de Philanthropos est vaste, il s’étend parfois même jusqu’à Hauterive ou chez les Capucins. Et son honneur est d’accueillir des espèces aussi variées que vous, pour que chacune puisse donner en son temps un fruit incomparable.