Amour de l’humain et contorsionnisme mongol : de quoi Philanthropos est-il le nom ?

Discours de rentrée 2023

1. La rentrée de cette année, comme vous ne manquerez pas de le réentendre – jusqu’à la nausée sans doute –, est aussi l’événement d’un anniversaire, inscrit dans votre propre désignation : vous constituez la vingtième volée de Philanthropos, que l’on peut aussi écrire à la romaine, avec un double X, et cela renvoie d’abord, non pas au redoublement de l’inconnu, mais au fait que l’Institut va souffler ses vingt bougies. Bien sûr, le caractère plus solennel de cet anniversaire des 20 ans, plutôt que celui des 19 ans, par exemple, tient à notre superstition du système décimal. Nous compterions en base 7 ou en base 12 que les 20 ans auraient moins d’importance que les 21 ou les 24. Mais nous comptons en base 10, de sorte que chaque fois qu’à la fin du nombre revient le zéro, nous croyons qu’il est temps de faire un bilan ou de passer un cap.

Vous pouvez maintenant percevoir le problème de cette célébration : elle peut vous laisser sur la touche. Vous arrivez pour aller de l’avant, et voilà qu’on va regarder en arrière. Vous êtes les nouveaux, et voilà que des anciens vont revenir pour la fête – jusqu’à vous rendre minoritaires. Tout ça à cause de ce fichu système décimal, ou parce que nous comptons sur nos doigts, vu que dix, ça correspond à nos deux mains. Mais voilà : ce qui compte le plus, ce n’est pas hier, c’est demain, demain et aujourd’hui. Je veux dire que l’important n’est pas de souffler les bougies, mais de transmettre la flamme.

Je parle de transmettre la flamme et, tout de suite certains d’entre vous pensent à la bonne nouvelle selon Johnny Halliday, qui promet en chantant d’« allumer le feu ». Mais la guitare électrique témoigne encore du bois de la croix. Johnny lui-même fait référence à l’Évangile selon Luc (12,49) : Je suis venu apporter un feu sur la terre, et qu’ai-je à vouloir, sinon qu’il soit allumé ? Voilà donc que nous avons à vouloir : que vous brûliez de ce feu qu’allume en vous le Verbe fait chair, qu’il vous donne de consumer tout ce qui est sec et mort, et d’éclairer le monde de cette lumière que vous recevez chacun personnellement, pour la communiquer à votre manière irremplaçable. Philanthropos, cette année des vingt ans, ce ne sont pas ceux d’hier, c’est vous, qui êtes d’ailleurs au nombre de 20 : Calixte, Marie-Clotilde, Maximilien, Jean-Michel, Cédric, Félix, Thérèse, Ghislain, Christine, Pia, Alexandrine, Anne, Foucault, Ernest, Astrid, Luc, Lucile, Aurélien, Guillaume, Cyrille (à ceux qui se demandent le principe qui a commandé ce classement, je réponds que j’ai suivi l’ordre alphabétique, mais à partir de la deuxième lettre du prénom, pour changer). Bref, c’est ici et maintenant que cela se joue, le flambeau qui passe d’une bougie à l’autre, comme au début de la veillée pascale, le départ de feu, non pour que vous soyez des incendiaires – c’est bien trop facile, il suffit de jeter un mégot par la fenêtre –, mais des porteurs de lanternes au milieu de la nuit, des gardiens du foyer au milieu des errances et des séparations.

 

 

2.  Pour ma part, je ne suis pas plus avancé. Douve m’a demandé sur quoi j’allais faire mon discours de rentrée cette fois-ci, et elle a ajouté : « J’espère que ce sera un truc un peu léger. » On pourrait penser que je le tiens, ce truc. Rien n’est plus léger que le feu, vertical, virevoltant… enfin, le feu est léger tant qu’on n’adopte pas le point de vue du combustible. Et ma directrice adjointe me connaît bien : à peine ai-je dit : feu, qu’elle fait la grimace, elle voit le peloton d’exécution, elle sait que, suivant ma pente tragique, je vais bientôt passer du feu-follet au bûcher. C’est pourquoi je vais partir d’un sujet autre. Le philosophe possède la singulière aptitude à parler de n’importe quoi : il peut presser un bouton ou une orange, il en tire toujours de la pensée. L’an dernier, j’ai abordé le thème du mukbang, c’est-à-dire de la mode de poster des vidéos qui vous montrent en train de manger. Cette année, eh bien, je vais parler… de contorsion mongole…

C’est un excellent sujet. La contorsion est tout à fait mon truc, comme vous avez déjà pu le constater, dans l’ordre intellectuel ; d’ailleurs j’ai fait d’un contorsionniste androgyne un personnage principal du deuxième livre de ma saga L’Attrape-Malheur. En plus, Douve sera satisfaite : parce que la contorsion relève de la plus grande légèreté et souplesse, parce que la Mongolie est réputée pour cultiver les meilleurs contorsionnistes du monde, et surtout parce que, pas plus tard que dimanche dernier, au cirque Knie, le grand chapiteau national suisse où Douve a eu la gentillesse de m’inviter avec mes enfants, nous avons admiré ensemble quatre jeunes femmes contorsionnistes mongoles, donc elle comprend de quoi je parle… (Pour les trois Néerlandais de la vingtième promotion, que j’aurais déjà perdu par mes acrobaties, je précise que « contorsionniste mongol » se traduit dans leur langue « Mongoolse slangenmens » – mais ma prononciation risque de les égarer davantage).

Imaginez-vous la chose. Quatre jeunes femmes asiatiques, en costume couleur chair pour nous faire rêver leur nudité… Elles s’enchevêtrent les unes dans les autres, forment des poulpes, des fleurs, des organismes toujours plus bizarres, entre l’algue, l’araignée et la serveuse d’un bar à sushis, enfin qui vous rappellent les origines du vivant et la fantaisie du Créateur… Les voici qui se mettent cul par-dessus tête, et leurs bras deviennent des jambes courtes, leurs jambes, des bras longs, pendant autour d’un torse décapité. Les voici maintenant qui s’arcboutent, et leur visage – coucou ! – apparaît entre leurs cuisses, comme si toutes les quatre accouchaient en même temps d’elles-mêmes. Nous ne les avons pas vu se mettre dans des boîtes, comme le faisait Rocky Rendall, pionnier du contorsionnisme genevois, mais, souviens-toi, Douve, combien de fois n’ont-elles pas réalisé sous nos yeux l’exploit de regarder leur derrière en face !

 

 

3. Voir son derrière en face, ce n’est pas seulement de la contorsion, c’est tout un symbole. Et nous voici tout de suite projetés au cœur des plus profondes questions anthropologiques. Oui, nos quatre contorsionnistes mongoles nous insinuent, à travers l’élasticité de leurs corps, les problèmes généraux de l’esprit humain. Je vais me limiter à trois d’entre eux, même si elles sont quatre.

Le premier problème relève du rapport entre ma vue et mon corps. D’une manière générale, mon champ de vision s’ouvre pour voir le monde, et pas pour voir mon propre corps. Je vis la plupart du temps comme une tour de contrôle mobile faite pour surveiller les avions, mais qui s’ignore elle-même. Ainsi vous voyez mon visage, mais je ne le vois pas. Vous pouvez voir mon dos, mais je ne peux le voir, du moins directement, à moins d’être un contorsionniste mongol. Cependant, si puissant que soit le contorsionniste, il ne peut plier sa face de manière à voir son propre visage… Mon visage ne cesse de s’offrir à vous, malgré moi, sans que je sache ce que je vous offre (j’ai peut-être de la salade sur les dents, ou la braguette ouverte, si nous adoptons une conception du visage assez large), de sorte que j’ai besoin d’un miroir pour me connaître dans ce qui exprime le mieux ma personne. Or, le meilleur miroir, semble-t-il, le miroir le plus éloquent, comme le suggère le conte de Blanche-Neige, c’est le regard des autres. Et voilà le redoublement du problème : ce regard des autres, si nécessaire, peut néanmoins nous aliéner. Quel est donc l’autre capable de me regarder en vérité, assez profondément pour me révéler mon visage ?

Deuxième problème : ne serions-nous pas tous essentiellement des contorsionnistes, même quand nous sommes raides comme des barres de fer ? Parce que c’est déjà une sacré contorsion contre notre flexibilité ordinaire que de nous raidir comme une barre de fer. Je veux dire que l’être humain ne cesse de se chercher. Il a beau avoir une posture spécifique, la station droite, il ne peut se retenir de se coucher, de marcher sur ses mains, de faire le pied de grue, de se tortiller en tous sens quand il est en discothèque ou qu’il a envie de faire pipi… Sa forme gesticulante est tournée vers toutes les formes. Elle régresse parfois vers l’informe pour se couler dans n’importe quel moule. Ainsi parle-t-on beaucoup, aujourd’hui, de fluidité. Celui qui a reçu forme masculine se contorsionne pour devenir une femme. Celui qui a reçu forme humaine se contorsionne pour devenir un cyborg ou un chimpanzé pacifiste. Nous sommes tous des tordus et des contordus. Qui donc nous indiquera la vraie droiture ? Je dis la vraie droiture, parce que certains, par réaction, voudraient, par une fausse droiture, nous rigidifier. Ils vous disent : un homme, on sait très bien ce que c’est, ça aime l’armée et la charcuterie, tandis que la femme ne s’épanouit que dans la cuisine et devant le lave-linge. Notez que d’autres diront : la femme ne s’épanouit quand dans l’entreprise et les partis politiques, ce qui n’est guère mieux. Et c’est encore un redoublement du problème : la vraie droiture s’oppose aussi bien aux clones préprogrammés qu’à la flaque inconsistante, elle assume une juste contorsion – la contorsion qui nous fait nous pencher vers les pauvres ou nous dresser face aux puissants –, elle promeut même une fluidité d’eau vive, tout en clouant l’acrobate sur la croix.

Troisième problème : quand on voit son derrière en face comment ne pas être dégoûté ? Déjà que c’est difficile, chaque matin, quand on se regarde dans la glace. Déjà que la simple expression : « Tu t’es vu ? » en dit long sur le ravage de notre mine, une mine jamais tout à fait bonne, minée dès le départ. Après toute une longue histoire catastrophique, après la fin des utopies du progrès, après tant de carnages et juste avant une extinction probable, il ne suffit pas de savoir ce qu’est l’humain, il faut encore l’aimer. Mais comment aimer cet humain voué à la souffrance et à la mort, qui fait l’amour comme la guerre, comme on fait ses comptes, qui va sans cesse de réussites minables et ratages magistraux, qui aujourd’hui, en Europe mais aussi ailleurs, a l’air de vouloir en finir – parce qu’il n’ose plus avoir d’enfants, tant il est déclassé, dépressif, désespéré sous les dehors de son optimisme techno-capitaliste, enfin suicidaire… Et le troisième problème se redouble : il faut aimer l’humain, mais quel homme peut vraiment l’aimer ? Quel homme voyant son derrière en face est capable de tirer l’humanité de sa misère, ou plutôt, parce qu’on ne peut arracher l’ivraie sans arracher le bon grain, parce qu’on ne peut éliminer notre misère sans éliminer l’homme lui-même ici-bas, quel homme peut illuminer notre misère de l’intérieur ? Comme l’observe Rémi Brague pour une époque marquée par la mort de l’humanisme : « Il faut donc une foi en l’homme. L’idée est belle mais je me demande si cette foi peut être accomplie par quelqu’un d’autre que par Dieu. »

 

4. Telle est la contorsion transcendante qui pourrait correspondre à la vraie droiture. Pour ma part, comme un chat – tous les chats sont contorsionnistes, ce qui n’est pas le cas de tous les Mongols – je retombe sur mes pattes. Je débouche même sur le sujet de base – un sujet qu’après onze discours de rentrée je n’avais jamais directement abordé. Il était temps. De quel sujet s’agit-il ? Rien de moins que le nom de notre institut : Philanthropos. C’est à peine croyable : jusqu’ici je n’ai jamais disserté sur le sens de cette appellation. Or voici que j’y suis conduit à travers nos quatre contorsionnistes mongoles. À travers le problème : Comment voir son derrière en face sans être dégoûté, j’en suis arrivé à la question : Comment aimer l’humain ? Et Philanthropos veut précisément dire « qui aime l’homme » (l’homme au sens inclusif, car s’il ne s’agissait que du mâle, notre institut se nommerait philandros – ce qui fait penser à « filandreux », alors que l’étudiant de Philanthropos s’appelle joliment le « philanthropote », ce qui amena un jour le rabbin Marc-Alain Ouaknin, comme nous venions de croiser en ville trois étudiants de l’institut, à me nantir de ce calembour : « En effet, ils filent entre potes… »).

De quoi Philanthropos est-il le nom ? La réponse n’est pas tout de suite évidente. Il existe en Bavière, à Erlangen, un autre institut qui porte le même nom. C’est celui d’une « staatlich anerkannte Berufsfachschule für Physiotherapie und Massage » – une école professionnelle de physiothérapie et de massage reconnue par l’État. Là-bas, de l’autre côté de la frontière, aimer l’homme, c’est le masser avec compétence, c’est-à-dire avec un diplôme d’État, et c’est déjà très bien, je peux le dire, moi qui fus soulagé par un tel physiothérapeute lorsque mon épaule gauche était douloureusement atteinte par une capsulite rétractile. — Mais le massage ne suffit pas complètement à vous rendre l’espérance. Je connais même un très bon kinésithérapeute qui ne peut plus supporter sa femme et déteste ses voisins. C’est un misanthropos, ce qui ne l’empêche pas d’avoir un geste très professionnel, pourvu qu’on le paye.

On pourrait en conclure que le philanthropos, c’est le philanthrope, l’homme riche qui aime les hommes et les femmes, et les enfants, et les victimes, en aidant financièrement des organisations caritatives. J’ai songé à écrire un conte qui commençait comme ça : « Il y avait une fois un philanthrope qui faisait de nombreux chèques à de nombreuses associations humanitaires. Or, un soir, comme il s’apprêtait à se coucher, il découvrit un clochard dans son propre lit. » Vous pouvez aisément deviner la suite, comme il va chasser le clochard à coups de pied, comme il va reprocher aux associations humanitaires de ne pas faire leur travail…

Le philanthrope peut être le pire des misanthropes, c’est-à-dire un misanthrope qui s’ignore, cachant sous son amour de l’humanité sa détestation du prochain.

C’est ce que donne à penser Dostoïevski, estimant que l’attention accordée au prochain (concret) et l’intérêt porté à l’humanité (abstraite) sont en rapport de proportion inverse. Dans Les Frères Karamazov, un docteur déclare : « J’aime l’humanité, mais, à ma grande surprise, plus j’aime l’humanité en général, moins j’aime les gens en particulier, comme individus. J’ai plus d’une fois rêvé passionnément de servir l’humanité, et peut-être fussé-je vraiment monté au calvaire pour mes semblables, s’il l’avait fallu, alors que je ne puis vivre avec personne deux jours de suite dans la même chambre, je le sais par expérience. Dès que je sens quelqu’un près de moi, sa personnalité opprime mon amour-propre et gêne ma liberté. En vingt-quatre heures je puis même prendre en grippe les meilleures des gens : l’un parce qu’il reste trop longtemps à table, un autre parce qu’il est enrhumé et ne fait qu’éternuer. Je deviens l’ennemi des hommes dès que je suis en contact avec eux.  En revanche, plus je déteste les gens en particulier, plus je brûle d’amour pour l’humanité en général. »

On peut en déduire que ce médecin philanthrope n’aurait pas tenu l’année à Philanthropos. Son amour-propre n’y aurait pas supporté la vie communautaire. Quant à vous, n’en doutez pas, vous y serez régulièrement éprouvé dans votre amour de l’humanité.

 

 

5. Dans ce qui précède, on se figure que l’enjeu principal du philanthropos, c’est d’aimer les autres hommes – être altruiste, comme on dit, et ne pas être égoïste, comme si nous n’étions pas des animaux sociaux, comme si l’amour de soi était en concurrence avec l’amour d’autrui. D’une part, comme l’avait très bien vu Nietzsche, celui qui prêche l’altruisme est toujours un égoïste, puisqu’il est lui-même l’autre pour celui à qui il le prêche. D’autre part, l’opposition entre égoïsme et altruisme repose d’emblée sur une conception individualiste de l’homme, où l’amour de soi est donné dès le départ, et où c’est l’amour d’autrui qui est le but. Or, avec ma question de contorsionniste : Comment se voir son derrière en face sans sombrer dans un profond dégoût ? on voit bien que la difficulté d’aimer l’humain est aussi la difficulté de s’aimer soi-même.

Aime ton prochain comme toi-même… Ce commandement relie les deux amours : pour aimer son prochain, il faut s’aimer soi-même. Ce qui nous fait comprendre que le médecin de Dostoïevski non seulement n’aime pas son prochain en aimant l’humanité, mais aussi ne s’aime pas soi en tombant dans l’amour-propre. Car l’amour-propre n’est pas l’amour de soi. L’amour-propre est un aveuglement sur soi, où l’on ne cherche pas son bien, parce qu’on prétend être déjà très bien comme ça, alors qu’on sait que ce n’est pas vrai, et comme on sait que ça n’est pas vrai, on veut absolument que les autres nous persuadent que c’est vrai, et l’on ne tolère pas leurs remontrances.

S’aimer soi-même, au contraire, exige beaucoup d’humilité. Il faut reconnaître ses défauts, ses péchés, ne pas se noyer dans le découragement ni dans les divertissements, avancer résolument quoique pas à pas et avec un discernement sans relâche sur la voie de la pénitence et de la vertu, s’exposer au châtiment et plus encore à la grâce, c’est-à-dire à ce qui nous dépasse complètement.

Au fond, chacun tend à se condamner par confort. Une fois qu’on s’est bien condamné soi-même, fini la responsabilité ! Il n’y a plus à faire d’effort, on peut pleurnicher tranquillement dans son coin ou s’étourdir en visionnant des séries ou s’appliquer à de petites travaux mécaniques, ce qui correspond exactement à la vie des condamnés dans une prison modèle.

L’amour-propre est l’autre nom de la haine de soi. Mais comment s’aimer soi-même quand on se contemple en vérité, c’est-à-dire dans sa bassesse, son ignorance, son injustice, sa lourdeur enfin ? On parle beaucoup des combats pour s’ouvrir aux autres. On ne parle pas assez de ces combats invisibles, de ces terribles guerres spirituelles pour l’amour de soi. Or, ce sont ces guerres-là, chez les jeunes, qui font le plus de morts.

 

6. Excuse-moi, Douve, de ne plus être tout à fait léger. Mais admets-le : reconnaître notre lourdeur est le commencement de la légèreté. Et notre lourdeur, elle est là : le mortel qui se voit en face, qui voit même en face toute son arrière-boutique, ne peut s’aimer par lui-même. Pour s’aimer soi, dans le désastre général et particulier, dans ses ratages trop humains comme dans ses réussites trop mondaines, il faut l’autorité d’un Dieu, d’un Dieu qui nous a créé par amour, qui nous sauve par grâce, qui va jusqu’à se faire homme, non pas superman, mais charpentier juif accusé par ses frères d’être un blasphémateur et condamné au plus vil des supplices… Alors seulement on peut s’aimer en vérité, sans orgueil ni mépris, et découvrir son visage. Seul Dieu voit le plus derrière de notre derrière en face, sonde les reins et les cœurs, et n’est pas pris de dégoût, parce qu’il est miséricorde, c’est-à-dire assez puissant pour ressusciter les morts et changer notre pourriture en pureté…

Philanthropos ne désigne donc pas une qualité humaine, mais un attribut divin. Le nom vient d’un livre de la Bible écrit en grec, la Sagesse de Salomon, chapitre 7, versets 22 et 23 : Il y a dans la Sagesse un esprit intelligent et saint, unique et multiple, subtil et rapide ; perçant, net, clair et intact ; ami du bien, vif, irrésistible, bienfaisant, ami de l’homme (philanthropos). Quand l’homme se montre si détestable, quand toute l’humanité glisse sur une pente suicidaire, l’unique philanthropos, c’est le Saint Esprit de Dieu, et notre amour de l’humain, pour être lucide et salvateur, ne peut venir que de cet Esprit.

La liturgie de saint Jean Chrysostome répète que le Seigneur est « bon et ami des hommes ». Un tropaire du XVIIIème dimanche après la Pentecôte va même jusqu’à chanter : « Gloire à ta résurrection, ô Christ… seul Philanthropos ! » Le Verbe éternel, en assumant l’humanité, révèle qui est l’homme, le présente comme aimé du Père et infiniment aimable.

Cette philanthropia divine est l’autre nom de l’Incarnation, où la révélation de l’homme est aussi révélation de Dieu même. C’est ce qu’observe le grand théologien byzantin, Maxime le Confesseur, qui fut accusé d’hérésie par les monothélistes, et interdit d’enseignement (en ce temps-là, on n’y allait pas par quatre chemins : en plus de le condamner à l’exil, on lui a arraché la langue et coupé les deux mains. Dans une lettre (44), Maxime le Confesseur écrit : « Dieu, en tant que bon, a jadis, par la loi et les prophètes, institué de multiples manières la loi de charité pour les hommes, mais en tant que philanthropos, devenu homme à la fin des temps, Il l’a accomplie lui-même. Il ne nous a pas seulement aimé comme lui-même mais par-dessus lui-même […], pour nous Il s’est livré à la mort, Il a choisi, en tant que plus-que-bon, les outrages au moment voulu, les préférant à sa propre gloire selon la nature. »

Pour Maxime, Dieu comme philanthropos aime au-delà de la simple bonté, c’est-à-dire non seulement au-delà de ce qui serait dû à notre nature, une fois qu’il nous a créé, mais au-delà de ce qui est dû à sa nature à lui. En se faisant homme, en se faisant péché, comme dit saint Paul, en s’identifiant au malfaiteur, il passe la mesure même divine, s’il est permis de parler ainsi. Par l’Incarnation, il se révèle non pas seulement bon, mais plus-que-bon, d’un amour sans mesure, parce qu’il s’est abaissé à la mesure de l’homme.

 

 

7. Rassurez-vous : vous avez toute l’année, non, vous avez toute la vie pour approcher un peu mieux ce que je viens de dire. Moi-même je n’y comprends pas grand-chose. Au moins savons-nous désormais que derrière ce nom de philanthropos, il y a un mystère, et que ce mystère, que nous essayons de porter depuis vingt ans, est aussi celui de la vie humaine la plus ordinaire.

Tout ce que je viens de dire – la contorsion transcendante qui est aussi droiture – se résume à ceci : l’amour sans mesure de Dieu ne nous pousse pas à la démesure, au contraire, il nous conduit à la juste mesure de l’homme. Avec le Theos philanthropos, avec l’Incarnation qui s’ensuit, le mystique ne s’oppose plus au quotidien, l’infini épouse notre finitude, le plus divin rejoint le plus humain, le miracle surgit à même notre misère.

C’est ce que nous aurons à vous enseigner au long des prochains jours. C’est ce que nous aurons à expérimenter ensemble, et que j’aurai encore à apprendre de chacun d’entre vous, qui venez avec votre visage incomparable et que vous ne voyez pas, et que je dois accueillir comme le visage de quelqu’un que l’Éternel a choisi pour ami. « Philanthropote » veut dire cela (non pas philanthropos, mais philanthropotos – celui qui est l’ami du seul Philanthropos). Ce sobriquet rigolo doit à la fois nous donner le vertige et nous ramener à ce que nous sommes, dans une conversion plus prodigieuse que toutes les contorsions.

 

 

Fabrice Hadjadj

People Performing a Contortion Act