Comme une île au milieu de la tempête

Chers amis, chers anciens,

Comme l’a dit récemment le rédacteur en chef adjoint de La Repubblica à propos de l’Italie : « Nous avons pris des dispositions sans précédent dans l’histoire de l’Occident, des mesures qui n’ont même pas été prises durant les deux guerres mondiales. » En même temps, cette situation sans précédent renvoie à des peurs ancestrales, et à des histoires très anciennes : Thucydide ou Lucrèce décrivant la peste d’Athènes durant laquelle les temples des dieux se sont remplis de cadavres, Alessandro Manzoni plaçant un célèbre épisode des Fiancés au milieu de l’épidémie qui ravagea Milan et détruisit un quart de sa population…

Albert Camus l’écrit dès le début de La Peste : « Les fléaux sont une chose commune, mais on croit difficilement aux fléaux lorsqu’ils vous tombent sur la tête. Il y a eu dans le monde autant de pestes que de guerres. Et pourtant pestes et guerres trouvent les gens toujours aussi dépourvus. […] Nos concitoyens à cet égard étaient comme tout le monde, ils pensaient à eux-mêmes, autrement dit ils étaient humanistes : ils ne croyaient pas aux fléaux. Le fléau n’est pas à la mesure de l’homme, on se dit donc que le fléau est irréel, c’est un mauvais rêve qui va passer. Mais il ne passe pas toujours et, de mauvais rêve en mauvais rêve, ce sont les hommes qui passent, et les humanistes, en premier lieu, parce qu’ils n’ont pas pris leurs précautions. Nos concitoyens n’étaient pas plus coupables que d’autres, ils oubliaient d’être modestes, voilà tout, et ils pensaient que tout était encore possible pour eux, ce qui supposait que les fléaux étaient impossibles. Ils continuaient de faire des affaires, ils préparaient des voyages et ils avaient des opinions. Comment auraient-ils pensé à la peste qui supprime l’avenir, les déplacements et les discussions ? »

Il faut l’avouer : nous sommes dans une improvisation totale. Les choses évoluent trop rapidement pour nous permettre mieux qu’une navigation à vue. D’un jour à l’autre, d’une heure à l’autre, les cartes sont entièrement rebattues, les règles du jeu lui-même changent. Pour l’heure, Philanthropos est fermé au public mais continue sur le mode du confinement. Les autres lieux universitaires ont cessé leur enseignement « présentiel », mais l’Institut étant aussi un lieu d’habitation, analogue aux communautés religieuses, les étudiants de la Promo XVI restent encore sur place, bénéficient de la messe célébrée par un prêtre confiné, et reçoivent toujours quelques cours dispensés par les trois professeurs résidents, en respectant les consignes de se tenir à distance et de pratiquer une hygiène stricte, ainsi que des cours en visioconférence.

Ils ressemblent en cela aux jeunes gens du Décaméron de Bocacce, qui s’efforcent de penser, de raconter des histoires, de chanter encore des chansons, de prier pour eux et pour le monde, tandis qu’au dehors, au-delà des murs du château, la peste décime Florence. Combien de temps cela pourra-t-il durer encore ? Nous ne le savons pas.

Prions Notre Dame de Bourguillon, gardienne de la foi, ainsi que saint Sébastien et sainte Corona, spécialement invoqués durant les épidémies.

 

Fabrice Hadjadj

image: John William Waterhouse: a tale from the Decameron