Discours de rentrée 2014

Cette année le Directeur de l’institut Philanthropos a choisi d’accueillir les étudiants de la 11ème promotion par une réflexion sur l’un des trois piliers de l’institut, la vie fraternelle.

« Je ne sais pas si l’on vous a prévenus, mais la colline de Bourguillon, où nous sommes, est vouée à la relégation, à la mise à l’écart comme autrefois, du temps qu’elle abritait la léproserie de Fribourg. Cet été, nous eûmes des signes avant-coureurs : suite à des pluies abondantes, un pan de falaise s’est effondré, et la route qui relie Bourguillon à Fribourg fut fermée durant quelques temps. Mais la loi a prévu de faire mieux que la nature : d’ici la fin de l’année 2014, du fait de l’ouverture du nouveau pont de la Poya, le pont de Zaehringen qui mettait notre colline de plain-pied avec la ville sera interdit à la circulation des voitures. Il faudra désormais faire un détour pour venir jusqu’ici. À moins d’y venir à pied, comme les pèlerins.

Ce détour, vous l’avez fait. Cette mise à l’écart, vous y avez consenti. Vous êtes venus de loin – la plupart d’un autre pays, certains d’un autre continent, certains mêmes d’un autre canton helvétique (je dis cela spécialement pour les Valaisans, Andréas et Mélanie, qui comprendront la remarque). Vous avez surtout pris un temps de césure, de rupture même, par rapport à un cursus ou une carrière plus au moins déjà tracée. Car, je vous en avertis tout de suite, il n’est pas si facile de monnayer l’année de Philanthropos au point de vue du crédit universitaire ou de la reconnaissance professionnelle. C’est que l’enjeu ici n’est pas de devenir un mouton de Panurge, ni un requin de la finance, ni un aigle de la technoscience, ni une jolie poule de magazine, ni une bête de scène, ni aucun animal sélectionné par le management pour la grande ménagerie du siècle – l’enjeu est simplement d’apprendre ce que c’est que d’être humain. La chose est assez rare à une époque qui veut avant tout former des spécialistes. Elle est même dangereuse. Et pourtant c’est bien cette chose dangereuse que nous allons essayer de faire les uns avec les autres, cette chose qui va nous désolidariser de la ménagerie ou de la machinerie sociale, qui va mettre en péril notre beau futur de rouage, cette chose qui grince, qui grippe, qui bloque, ce grain de sable ou de sel qui nuit à l’ajustement des engrenages. Nous allons essayer de nous déspécialiser, et comme cela nous fera sortir des rails, cela pourra être pris comme un déraillement ; comme cela nous ôtera les œillères, cela pourra paraître comme une désorientation.

Mais il y a quelque chose dont je voudrais plus particulièrement vous entretenir au début de cette année, quelque chose de spécifique à Philanthropos dans sa déspécialisation et qui semble en décalage avec l’Université d’aujourd’hui : c’est ce qu’on nomme ici la « vie fraternelle ». Voilà qui est étrange. Voilà qui nous vaut parfois d’être considérés comme une sorte de secte. Voilà qui pousse même les meilleurs esprits à en inférer que notre enseignement académique n’est pas si rigoureux que cela, qu’il est dilué dans je ne sais que sauce d’affectivité, abâtardi par le préjugé collectif, la logique de la science étant amoindri par la logique du groupe. Voilà en tout cas qui nous met toujours en péril et en fragilité ne serait-ce qu’au plan économique : pour préserver et développer cet esprit de famille, nous ne pouvons passer à l’échelle industrielle, et nous avons même décidé cette année de réduire le nombre d’étudiants, ce qui est de la totale inconscience eu égard à la requête contemporaine de productivisme et rentabilité.

Qu’est-ce donc que cette vie fraternelle ? N’est-elle qu’un nom vague ou qu’un vœu pieux ? En quoi nous préserve-t-elle du sentimentalisme ou de l’esprit de chapelle ? Et comment s’articule-t-elle à la vie de l’intelligence ?

Notons d’emblée que la vie fraternelle n’est pas une spécialité du monde catholique ou religieux. Elle est aussi requise par le monde le plus profane et le plus laïc, dans la devise, par exemple, de la République Française : Liberté – Égalité – Fraternité. En l’An III de la République révolutionnaire, c’est-à-dire en 1794, les lettres du gouvernement portait cette épigraphe : « Unité, indivisibilité de la République, liberté, égalité, fraternité ou la mort. » C’est dire à quel point l’on prisait la vie fraternelle. C’est aussi à se demander pourquoi les républicains ne sont pas tous morts. Car, il faut bien le constater, si la liberté et l’égalité fut et demeure dans leurs revendications, la fraternité n’y a été que de plus en plus absente. Ainsi, récemment, on a pu faire passer de très discutables lois au nom de la liberté et de l’égalité, mais on n’a pas vu Najat Vallaud-Belkacem réclamer que Ludovine de la Rochère soit davantage sa sœur, ni le président de la République exiger d’être reconnu comme le frère de l’Archevêque de Paris…

Maintenant, si l’on regarde du côté de la Bible, on s’aperçoit que la fraternité n’a rien de très agréable. Ce n’est jamais une idylle, c’est presque toujours un drame sanglant. Elle commence par se réaliser à travers la délicate attention d’égorger le petit frère. De fait, qui sont les premiers frères de la Bible ? Caïn et Abel. Et après eux, d’autres qui se lancent encore dans des disputes, des jalousies, des tentatives de meurtre : le cadet supplante l’aîné qui se venge, la naissance d’Isaac aboutit à l’évincement d’Ismaël, les jumeaux Esaü et Jacob se battent alors qu’ils sont encore dans le sein de leur mère, Joseph est vendu par ses frères et ce n’est qu’à la toute fin de la Genèse que l’assassinat des origines est racheté par la réconciliation du même Joseph avec les siens. Il ne faut pas aller chercher bien loin : entre frères et sœurs, on se chamaille, on se hurle dessus, on va parfois jusqu’à ne plus se voir ni se parler.

Mais il y a ce lien qui demeure. Ce lien qui n’est pas celui d’un contrat que l’on peut rompre ni d’un sentiment qui peut s’éteindre. Je peux me mettre à détester un ami, et alors il n’est plus mon ami. Mais, quand même je haïrais mon frère, il reste mon frère. Il le demeure à jamais. C’est un lien qui ne dépend pas de mes choix. Ma liberté est d’y consentir ou pas, de le cultiver ou de le laisser en friche, mais il n’est ni de le créer ni de l’anéantir.

D’ailleurs je n’aurais sans doute pas eu l’idée de le créer, ce lien, parce qu’un frère n’a pas de qualification spéciale, il est même forcément pas au même niveau que moi, car, hormis le cas rare de gemellité, il est soit grand, soit petit, et il peut être mongolien ou même, ce qui est plus terrible, polytechnicien, il peut aimer jouer à World of Warcraft quand je préfère lire la Phénoménologie de l’Esprit. Rien ne ressemble plus à un frère qu’un type avec qui je n’aurais jamais songé à aller prendre un café.

Et voilà que nous commençons à comprendre. Entrer dans la vie fraternelle, au fond, c’est entrer dans la vie : de même que la vie est d’abord reçue et non choisie, la fraternité est reçue et non choisie. D’ailleurs ce don de la fraternité découle du don de la vie. Il vient de ce que l’on a reçu la vie à travers les mêmes parents. Ce qui implique, en général, que l’on est ensemble depuis l’enfance. C’est d’ailleurs là le problème majeur des frères : ils ne se sont jamais rencontrés, ils se connaissent depuis le berceau, et c’est la raison pour laquelle ils peuvent avoir tant de mal à se découvrir par la suite. Mais s’ils y arrivent, s’ils parviennent à accueillir ce lien de chair comme un lien d’esprit, à tisser sur cette fraternité non-choisie une fraternité d’élection, alors ils ne se disent pas seulement oui l’un à l’autre, comme deux amis, ils disent oui à la vie, ils disent oui au don reçu, ils disent oui au mystère même d’être venu au monde.

Concevoir l’amitié comme fraternité, c’est donc admettre un lien fondé non pas sur nos choix mais sur la vie même. Et parce que ce lien n’est pas fondé sur nos choix, il supporte le drame, il l’appelle même, mais il appelle aussi chaque fois la réconciliation, le pardon qui change l’offense en offrande et la blessure en approfondissement.

On peut à présent deviner pourquoi la République française a du mal à porter le dernier mot de sa devise. Elle a commencé par tuer la figure du père en la personne du roi, elle tend désormais à ne reconnaître entre les individus que des rapports contractuels. Avec de tels préambules, la fraternité ne peut que lui échapper. Mais pourquoi serions-nous mieux lotis qu’elle, ici ? En quoi Pierre Cataneo est-il frère d’Héléna Sadowy, alors qu’ils ne se connaissaient pas hier encore ? En quoi Charlotte Le Traon est-elle sœur d’Arnaud Zimmern ou même du Père Yohanan Goldman ?

Pour parler sérieusement de vie fraternelle à Philanthropos, il faut qu’il y ait un Père commun. Et je vous rassure tout de suite, ce Père, ce n’est pas moi. Je suis frère comme les autres, peut-être aîné, grand ou tout petit, mais frère quand même. Ce Père, de qui vient toute paternité au ciel et sur la terre (Ephésien 3, 13-14), c’est le créateur de toutes choses. Mais voilà qui est un peu trop. Parce que s’il est le Créateur de toutes choses, alors je suis aussi bien frère d’Héléna, de Marine ou de Thomas, que frère du premier venu, ou même d’un caniche, d’un potamochère, d’une rose, d’une cruche, d’un coupe-ongle ou d’une étoile. Vous connaissez sans doute le Cantique des Créatures de saint François d’Assise, qui parle de frère Soleil et même de notre sœur la mort corporelle. C’est assez extrême mais c’est vrai. Si l’on considère le Créateur comme Père, la vie fraternelle doit s’étendre à toutes choises, même aux plus petites choses, et elle doit conduire à en prendre soin, de manière différenciée, bien sûr, selon sa nature (je ne vais pas traiter ma sœur Héléna comme ma sœur la rose, ni mon frère Thomas comme mon frère le caniche). Cela veut dire par conséquent que, si à l’un d’entre vous échoit le service de nettoyer les toilettes, il pourra songer à sœur cuvette et à frère balai-brosse, et sa petite tâche sera transfigurée. Et je parle ici très sérieusement.

Si les hommes connaissent une fraternité spécifique, c’est par rapport à Dieu moins en tant que Créateur qu’en tant que Rédempteur. En tant qu’il s’est fait homme pour nous sauver. Alors, découvrir notre fraternité, c’est découvrir que nous sommes également misérables et que nous avons également besoin d’un salut (ce dont n’ont pas directement besoin l’innocent potamochère ou la cruche immaculée). La vie fraternelle suppose cette radicalité dans le regard : se reconnaître l’un l’autre comme mortel mais aussi comme futur ressuscité ; se savoir aussi nul que celui qui vient de nous apparaître comme nul, mais aussi voué au merveilleux que celui qui vient de nous apparaître merveilleux ; croire que celui dont la gueule ne me revient pas à cette heure est celui qu’il me sera donné de contempler pour l’éternité. Voilà qui est de la plus haute exigence.

Mais c’est une exigence morale, pourrait-on rétorquer. En quoi cette exigence vient-elle nourrir l’exigence intellectuelle ? C’était une de nos questions de départ, et le parcours que nous avons fait en réfléchissant ici nous fournit déjà une réponse, en montrant à quel point la recherche de la fraternité nous donne à penser. On peut toutefois aller un peu plus loin en faisant trois remarques finales.

1° La vie fraternelle dont nous parlons suppose que l’on se tourne vers le Père. Ce qui signifie abandonner ses repères. Les repères sont le plus souvent des substituts au Père : une manière de s’accrocher à quelque chose, pour ne pas avoir à s’exposer à quelqu’un. Si notre Père est le Créateur de toutes choses, alors nous n’avons pas à avoir peur de la réalité, nous sommes appelés à sortir de nos préventions et à regarder toute chose en face, fraternellement. Et si notre Père est aussi le Père des miséricordes, alors nous n’avons pas à avoir peur de notre misère, nous sommes appelés à rejeter nos masques et à regarder tout drame en face, fraternellement. Le psaume 18 déclare : Les cieux proclament la gloire de Dieu… et sur toute la terre en paraît le message. Avoir Dieu pour Père, c’est être capable d’écouter un message dans toutes les êtres et les événements de la terre. Avoir foi dans le Créateur et dans le Rédempteur est donc un principe d’objectivité.

2° La vie fraternelle, comme fondée dans une commune référence au Père, s’oppose au règne des experts. L’expert est si spécialisé qu’il passe à côté des questions les plus communes. Et il a une telle maîtrise technique de son sujet, qu’il ignore toujours l’essentiel, à savoir ce qui le dépasse. La vraie pensée n’est pas une spécialité, parce qu’elle pense l’existence elle-même. Et c’est pourquoi l’expert, le spécialiste, ne pensent pas : ils ne se laissent jamais décontenancer. Que la pensée s’appuie sur le sens de la fraternité, sur le sens de ce lien donné et non choisi ni maîtrisé, lui permet de s’ouvrir à ce qui est au-delà de tout contrôle, à ce qui est, nous l’avons déjà dit, le mystère même d’être au monde, ici, ensemble, sans trop savoir pourquoi.

3° Enfin la pensée se déploie toujours dans une certaine fraternité intellectuelle. Le cardinal Newman disait que le plus important, pour une Université, ce n’était pas le cours du professeur, mais la reprise de ce cours par les étudiants entre eux, le moment où sa matière devenait vivante en passant dans leurs conversations. Il s’agit bien de conversations et non de monologue intérieur. Il faut absolument se débarrasser de ce que Hegel appelait « le malheureux prurit qui incite à éduquer en vue de penser par soi-même[1] ». Ici vous n’apprendrez pas à penser par vous-même, Dieu merci ! Vous apprendrez simplement, je l’espère, à penser vous-même. Or, quand on pense soi-même, ce n’est jamais par soi-même que l’on pense, mais par un autre, ne serait-ce qu’à cause de la langue que nous parlons et que nous avons hérité de tout un peuple, mais aussi et surtout parce que notre pensée est mise en mouvement par l’appel et l’écoute d’autres penseurs. Avec ces penseurs, nous ne sommes pas dans une adhésion idéologique, sans quoi ce ne serait pas des penseurs, mais nous éprouvons une fraternité, parce qu’à notre tour ils nous donnent à penser.

Voilà donc ce que je nous souhaite pour cette rentrée : une fraternité lucide, un cœur intelligent, qui nous fasse grandir dans le sens du drame et don, et qui laisse passer le mystère de la vie à travers tous nos échanges. »

 

 

[1] G.W.F. Hegel, Textes pédagogiques, trad. Bernard Bourgeois, Vrin, 1990, p. 142.