Le mot de rentrée 2024: « Cérémonie d’ouverture »

2 septembre 2024

1. Longtemps nous avions attendu cette heure. Depuis plusieurs semaines, plusieurs mois, plusieurs années pour certains. Elle apparaissait à la fois comme un couronnement et un coup d’envoi, un goal achievement et des starting-blocks. Nous projetions sur elle de merveilleux tableaux qui rassemblaient tout notre passé pour le présenter vers l’avenir. Et voici l’heure venue. Voici l’ouverture. Nous sommes tout excités, heureux, nerveux, avides de voir, impatients d’applaudir, et voilà : nous sommes déçus et pire que déçus, indignés, scandalisés pour ne pas dire outrés… Cette ouverture se révèle aussi mortelle qu’un emmurement.

Vous avez compris que je ne vous parle pas de l’ouverture de Philanthropos, mais de celle qui fit l’objet de nombreux débats cet été : l’ouverture des Jeux olympiques de Paris. Lorsque j’ai cherché le point de départ de ce mot de rentrée, c’est-à-dire de notre cérémonie d’ouverture, je suis naturellement tombé sur cette autre cérémonie, et le rapprochement m’a tout de suite sauté aux yeux, grâce à saint Paul, et pas seulement saint Paul, mais aussi, bien sûr, j’y reviendrai à la toute fin, à travers le poète Pindare (à ne pas confondre, je précise pour les incultes, avec le cirque Pinder).

Saint Paul me contraint à admettre que l’Institut Philanthropos et les Jeux olympiques entretiennent des rapports étroits. Ce rapport de Fribourg à Paris apparaît aussitôt que l’on passe non par Olympie mais par Corinthe, en Grèce, si bien qu’à partir de la Corinthe du 1er siècle, je suis obligé de vous dire : « Vous autres, étudiants, êtes en réalité des athlètes de haut niveau, de très haut niveau, j’irai jusqu’à dire de niveau transcendant, oui, même si vous vous essoufflez dès les premières secondes d’un sprint… »

Pour ceux qui auraient des doutes en raison de leur churchillien mépris du sport, je renvoie à la première épître de Paul aux Corinthiens ; ils ne pourront que constater à quel point mon rapprochement est infaillible : Vous savez bien que, dans le stade, tous les coureurs participent à la course, mais un seul reçoit le prix. Alors, vous, courez de manière à l’emporter. Tous les athlètes à l’entraînement s’imposent une discipline sévère ; ils le font pour recevoir une couronne de laurier qui va se faner, et nous, pour une couronne qui ne se fane pas. Moi, si je cours, ce n’est pas sans fixer le but ; si je fais de la lutte, ce n’est pas en frappant dans le vide. Mais je soumets mon corps, j’en fais un serviteur pour éviter qu’après avoir proclamé l’Évangile à d’autres, je sois moi-même disqualifié (1 Co 9, 24-27).

2. Paul identifie ici le chrétien à un athlète. Il le compare d’abord à un coureur, non de sprint, semble-t-il, mais de fond ou de demi-fond, c’est-à-dire d’une course qui exige non seulement la vitesse, mais l’endurance et l’intelligence (ce qu’on pourrait appeler le discernement dans l’effort). Puis il compare le chrétien à un lutteur, moins de boxe anglaise, forcément, mais de pali ou de pancrace (la version antique du MMA) – quelque chose dont l’épreuve olympique la plus proche doit être le judo.

Nos modèles, selon ce chapitre aux Corinthiens, ne sont donc pas d’abord Thérèse de Lisieux ou François d’Assise, mais la Kenyane Beatrice Chebet, par exemple, recordwoman du 10 000 mètres et double médaillée d’or à Paris, ou le Français Teddy Riner, bien sûr, champion des judokas poids lourds.

Évidemment, cela suppose une certaine transposition. Le chrétien – c’est-à-dire, au fond, tout homme de bonne volonté, et donc tout homme dans son fond – est un athlète, même s’il est un paralytique tout tordu, comme saint Hermann le Difforme, moine de l’abbaye de Reichenau, non loin d’ici, et compositeur du Salve Regina. Le christianisme ne relève cependant pas du paralympique et encore moins de l’olympique spiritualisme.

Ce n’est pas du paralympique, parce qu’il concerne aussi bien les paralytiques que les bien-portants, et qu’il les fait courir tous dans la même catégorie, sans prothèse ni discrimination. Ce n’est pas du spiritualisme olympique, sans quoi nous aurions pu en rester à la philosophie grecque et à Pythagore, et ne pas croire dans le Verbe fait chair.

3. Saint Thomas d’Aquin nous le rappelle dans un sermon qu’il prononça justement pour une rentrée universitaire (Attendite falsis) : « On raconte que Pythagore fut d’abord boxeur. Un jour, il entendit un maître disserter sur l’âme et affirmer qu’elle était immortelle. Pythagore fut si séduit que, abandonnant tout le reste, il se consacra à l’étude de la philosophie. » On le voit : il y a, dans cette conversion de Pythagore, simple transposition du matériel au spirituel : le lutteur dans l’ordre du corps devient lutteur dans l’ordre de l’âme. Il abandonne tout, c’est-à-dire la lutte dans l’ordre du corps, parce que la lutte dans l’ordre de l’âme exige un dépouillement, une rigueur qui n’est réservé qu’à quelques-uns. Son spiritualisme est un intellectualisme, et cet intellectualisme est un élitisme.

Or, après avoir évoqué cet itinéraire en hypoténuse, Thomas d’Aquin fait l’éloge de la petite vieille, plus précisément de la petite vieille baptisée, et affirme qu’elle court ou boxe beaucoup mieux que Pythagore : « Quelle est la petite vieille qui ne sait pas aujourd’hui que l’âme est immortelle ? » Et il ajoute : « La foi est beaucoup plus puissante que la philosophie. » Dans cet ordre, la petite vieille est une espèce de Cassius Clay ou de Mike Tyson : elle met Pythagore K.O. au premier round.

Cela prouve deux choses : qu’ici nous ne sommes pas dans un élitisme ; et que la foi n’est pas seulement à la gloire de l’âme, mais aussi à la gloire du corps, puisque, ce qui la fait aller bien plus loin que la philosophie, c’est d’affirmer, au-delà de l’immortalité de l’âme, la résurrection de la chair, ce qui est inadmissible à un pythagoricien.

4. Cette foi de la petite vieille ne doit pas nous conduire au mépris de la philosophie. Bien au contraire. Pour mettre une petite vieille et Pythagore sur le même ring, comme le fait Thomas d’Aquin, il faut s’y confronter, à cette philosophie, et même l’assumer. Celui qui est le plus fort n’est pas celui qui piétine le plus faible, mais celui qui le relève, qui l’élève, assez musclé même pour le porter en triomphe. Il est certain que la petite vieille eût invité Pythagore à sa table, lui eût partagé le pain et le vin, et demandé des nouvelles de sa maman.

Dans l’athlétisme selon saint Paul, le foi est plus forte que la raison, la folie de la croix est plus sage que la sagesse des philosophes, non parce que la foi écrase, mais parce qu’elle soutient la raison et, l’entraînant à penser jusqu’à ce qui la dépasse, l’emporte dans le ciel. La croix, si elle crucifie le philosophe, le dispose aussi à une glorieuse résurrection.

Paul, au demeurant, ne laisse pas entendre que la comparaison avec la course et le combat est une simple métaphore. Il dit plutôt qu’à travers la foi course et combat peuvent atteindre leur perfection. On se met à courir dans la bonne direction, et non adèlos, de manière incertaine. Et l’on ne frappe plus dans l’air, mais on atteint la cible, on cogne où ça fait mal, c’est-à-dire où cela mène vraiment au bien.

Prenez Beatrice Chebet. Elle court, mais si ce n’est pas dans la bonne direction, sa course n’est qu’une fuite, et sa médaille une chaîne d’esclave. De même pour Teddy Riner : par un simple o-soto-gari, il met son adversaire au sol, très bien, mais si c’est pour s’enorgueillir, si c’est pour croire qu’il est le maître du bien et du mal, alors c’est lui qui chute, et de la chute la plus vertigineuse. Il n’aura frappé que dans le vide de son propre cœur.

Qu’est-ce que courir pour de bon ? Qu’est-ce que combattre pour de bon ? Dans la célèbre hymne de la même lettre aux Corinthiens, Paul le déclare : c’est courir dans la charité, combattre dans la charité ; car, sans la charité, on galope et se bagarre pour rien (Cf 1 Co 13).

5. Paul se fait plus explicite dans sa seconde lettre à Timothée : J’ai mené le bon combat, j’ai achevé ma course, j’ai gardé la foi… Or, juste avant ce verset, voici le programme qu’il propose au disciple pour lui expliquer en quoi consiste ce bon combat et cette course parachevée : Proclame le logos (c’est-à-dire la parole ou la raison), insiste à temps et à contretemps, corrige, reprends, encourage, appelle chacun personnellement avec patience et pour instruire. Un temps viendra où les gens ne supporteront plus l’enseignement de la saine doctrine ; mais, au gré de leurs caprices, ils iront se chercher une foule de maîtres pour calmer leur démangeaison d’entendre du nouveau. Ils refuseront d’entendre la vérité pour se tourner vers des récits mythologiques. Mais toi, sois sobre en toutes choses, supporte le mal, fais ton œuvre de porteur de la Bonne Nouvelle, accomplis jusqu’au bout ton ministère. Moi, en effet, je suis déjà offert en sacrifice, le moment de mon départ est venu. J’ai mené le bon combat, j’ai achevé ma course, j’ai gardé la foi… (2 Tm 4,2-7).

Je crois que nous pourrions toute l’année commenter ce passage. Il reprend l’image de l’épreuve sportive, et il insiste sur son caractère d’épreuve. Il s’agit d’enseigner à des gens qui ne supportent plus l’enseignement de la vérité. Et donc, forcément, d’enseigner et d’en saigner, de s’offrir jusqu’au sacrifice, ce qui ne veut pas dire se résigner à mourir mais au contraire témoigner jusqu’au bout de ce qui est sacré.

Cela pose justement de nombreuses questions sur la réaction de certains chrétiens face à la cérémonie d’ouverture – non pas l’ouverture de Philanthropos, qui n’a pas le rayonnement qu’elle mérite et ne peut donc faire l’objet d’une multitude de critiques justifiées, mais l’ouverture des J.O. de Paris. Ils se sont indignés du trouple dans la Bibliothèque nationale de France, de Marie-Antoinette chantant Ah ! ça ira avec sa tête coupée, du hard rock sur la façade de la Conciergerie, du tableau de la Cène performé par des drag queens et même du cheval mécanique cavalant sur la Seine, qui, paraît-il, parodiait un cavalier de l’Apocalypse… Mais fallait-il attendre des élus de la République française qu’ils apparussent comme des élus de Dieu ? Fallait-il espérer que les organisateurs de cette cérémonie promussent l’enseignement de la saine doctrine et ne se laissassent pas aller au gré de leurs émotions, rassemblant autour d’eux des maîtres qui leur chatouille l’oreille ? Un tel espoir irait à l’encontre de l’espérance de Paul. Selon Paul, ce que nous sommes en droit d’espérer, c’est ce temps où les gens ne supportent plus la Bonne Nouvelle, et il n’y a pas à s’en plaindre, car c’est de cette manière que s’ouvre un boulevard pour notre mission, notre témoignage, notre martyre, comme on dit en grec, c’est de cette manière que nous est offert la possibilité d’instruire les gens de quelque chose qui est plus grand que le monde et que nos petits intérêts.

6. Je ne dis pas que les protestations émises contre les apparents « blasphèmes » des JO n’ont aucune valeur politique. Je pense même qu’elles interviennent à temps, très à temps, trop à temps, peut-être, en tout cas pas assez à contretemps, comme Paul l’exige aussi de Timothée. Pour cela, je doute seulement de leur valeur évangélique, et, pour d’autres raisons, de leur valeur artistique.

Premièrement, le risque est de s’aligner sur les musulmans, dans une sorte de rivalité mimétique : nous dénonçons comme eux les blasphémateurs. Le seul petit problème, qui devrait nous inviter à une prudence plus audacieuse, c’est que le Christ lui-même a été condamné comme blasphémateur par ses coreligionnaires.

La logique évangélique n’est pas celle du soumissionnisme (c’est ma traduction littéral d’islamisme). Elle nous enseigne que celui qui méprise la vérité se fait plus de mal à lui-même qu’à ses témoins. Comme le dit saint Augustin dans De la doctrine chrétienne (XXIX, 30) : « Nous devons aimer même nos ennemis. Nous ne les craignons pas, puisque, ce que nous aimons, ils ne peuvent nous l’enlever. Mais ayons plutôt pour eux de la compassion, car ils nous haïssent d’autant plus qu’ils sont davantage séparés de celui que nous aimons. »

Est-ce qu’un spectacle commandité par l’esprit du monde peut blesser l’Esprit de Dieu ? Non, ce sont plutôt ceux qui le commanditent qui se blessent eux-mêmes, et nous devons les aimer d’autant plus qu’ils ne s’aiment pas vraiment, et avoir pitié d’eux, de leur faux-semblants, de leur cache-misères, de leur trouple dont ils ignorent que la vérité se trouve dans la vie de la Trinité, de leur tête coupée chantant ça ira dont ils ignorent que la vérité se trouve dans la mort de Jean-Baptiste, de leur hard rock dont ils ignorent que la vérité se trouve en Dieu seul vrai rocher, de leur cène trans dont ils ignorent que la vérité se trouve effectivement dans un trans beaucoup plus extrême, celui de notre transfiguration… Supposons qu’ils aient voulu tourner les choses de la foi à la dérision, alors c’est eux-mêmes qu’ils rendent dérisoires, et les voilà pris dans une ironie au second degré, qui rejoint le premier degré, qui les prend au mot, comme quand Ponce Pilate, par dérision, fit écrire au-dessus du Crucifié : Le roi des Juifs.

7. Il y a autre chose de problématique dans la dénonciation, qui n’est pas seulement son retard par rapport à l’annonciation (on dénonce si bien la mauvaise copie que l’on oublie d’annoncer la Bonne Nouvelle), mais aussi sa difficulté à porter un jugement qui ne soit pas affectif et subjectif. On invente une christianophobie à l’égal de l’homophobie. On déclare que l’on est blessé dans sa sensibilité ou ses convictions. Mais, avec un tel discours, qu’en est-il de la vérité qui blesse ? Qu’en est-il de Josué qui entre en terre de Canaan, des murs de Jéricho qui doivent s’effondrer, enfin de la lutte, du pugilat paulinien, où l’on ne cherche pas directement à blesser les sensibilités ni à démolir les convictions, mais où cela arrive, parce qu’on est témoin de Celui qui est signe de contradiction ? Si les gens ne supportent plus l’enseignement de la saine doctrine, le chrétien leur est forcément, intrinsèquement, essentiellement insupportable. Il ne doit pas s’étonner d’être persécuté ; les autres ont du reste l’impression que c’est lui qui les persécute.

Le jugement qu’il porte, par conséquent, n’est pas d’abord relatif à ses convictions blessées, mais au Verbe crucifié et victorieux, et, surtout, aux propres convictions de l’autre, ici, la conviction d’avoir fait un bon spectacle. Or, avant d’être blasphématoire ou quoi que ce soit d’autre, la cérémonie d’ouverture des J.O. était surtout artistiquement nulle. Il y avait certes des prouesses technologiques, il y avait Lady Gaga rappelant Zizi Jeanmaire et le music-hall, Axelle Saint-Cirel chantant une Marseillaise admirablement réorchestrée en mineur par Victor Le Masne, Céline Dion concluant que « Dieu réunit ceux qui s’aiment », mais voici où je voudrais en venir, car mes choix peuvent être discutés : A-t-on cherché à opérer un vrai discernement esthétique ? Est-on suffisamment formé pour remettre en cause cette cérémonie au plan de sa proposition artistique, comme on doit remettre en cause au plan de son raisonnement celui qui nous fait une objection philosophique ? Et surtout, comme l’observe mon ami pianiste et compositeur Vincent Laissy, sommes-nous capables d’agir et pas seulement de réagir ? Cherchons-nous à produire des œuvres belles, bonnes, qui déchirent, comme on dit, d’une déchirure verticale ?

8. Voilà le programme de Philanthropos – ton stade, camarade, ton tatami, mon ami. Voilà l’athlétisme et la lutte à laquelle je vous convie. On nous accusera peut-être de manquer d’ouverture à l’égard de cette cérémonie d’ouverture. Il est vrai que le mot « ouverture » s’est chargé ces derniers temps de toutes les vertus. Ce qu’il faut, c’est s’ouvrir, s’ouvrir au monde, s’ouvrir à l’autre, s’ouvrir toujours à quelque chose ou à quelqu’un, être tellement ouvert que tout entre par une oreille et ressort par l’autre, ouvert comme une fille facile et plus que publique, ouvert jusqu’à être toujours prêt à se disperser, à s’éparpiller, s’éclater et jamais à se recueillir.

Jusqu’au faut-il s’ouvrir ? Jusqu’à s’ouvrir les veines ? La pulsation du sang de notre corps suppose qu’elles restent tout de même un peu fermées. De même pour l’intimité, l’intériorité, la maison hospitalière qui, après l’avoir ouverte à son hôte, doit refermer sa porte pour le bien accueillir.

La vie conjugale non moins que la vie religieuse impliquent la clôture. C’est pourquoi il est écrit au livre des Proverbes (25, 28) : Comme une ville abattue et sans murs, voilà l’homme qui laisse son esprit s’égarer au dehors. Et dans le livre de Ben Sira (36, 25) : Sans une clôture, le domaine est livré au pillage ; sans une femme, l’homme gémit et va à la dérive. Paul Claudel, dont vous entendrez beaucoup parler cette année, ose écrire dans L’Esprit et l’eau, deuxième de ses Cinq grandes odes :

O mon Dieu, je la vois, la clef maintenant qui délivre,
Ce n’est point celle qui ouvre, mais celle qui ferme !

Ce qu’il explicite plus loin dans sa dernière ode justement intitulée La Maison fermée, laquelle se souvient du verset de Ben Sira précédemment cité :

L’âge vient, tu as assez longtemps erré, demeurons ensemble avec la Sagesse.
Comment ferait-elle le ménage avec les vieux garçons chez qui il n’y a rien qui ferme ?
Leur cœur est tourné au dehors, mais le nôtre est tourné au-dedans vers Dieu,
Dont la volonté nous a été remise, comme un petit enfant, habitons ensemble avec la Parole.

9. Bien entendu, il ne s’agit pas, après avoir célébré l’ouverture exclusivement, de célébrer uniquement la fermeture. Celle dont parle Claudel est d’ailleurs une fermeture inclusive. Habiter au-dedans avec la Parole créatrice, c’est accueillir toutes les créatures dans la fraîcheur de leur source. Habiter au-dedans avec la Parole salvatrice, c’est accueillir tous les pécheurs dans l’espérance de leur salut.

À vrai dire, la vie est toujours liée à l’existence d’une peau, d’une membrane qui assure l’interaction du vivant avec son milieu, et donc à la fois une ouverture et une fermeture selon un équilibre extrêmement fin, qui commence par la nutrition et s’achève dans la connaissance et l’amour. À chaque fois, le recueil de soi et la visée d’autrui ne peuvent que grandir ensemble. Ainsi l’œil est plus fermé que la bouche, mais infiniment plus de choses entrent par lui, y compris le Stade de France avec tous ses spectateurs, dans leur visibilité panoramique. Que le vivant soit trop ouvert ou trop fermé, qu’il soit les tripes à l’air ou qu’il ne respire plus, il meurt.

Ce qui l’exprime très bien, c’est la bénédiction Acher Yatsar que récitent les Juifs à chaque fois qu’ils ont réussi à aller aux toilettes (j’emploie le verbe « réussir », non seulement parce que cela peut relever de l’épreuve sportive, mais aussi parce que cela tient à un équilibre prodigieux, comme le souligne cette bénédiction, de sorte que ce qu’on appelle argotiquement le « trône », et qui est le plus terrestre des trônes, en appelle au trône céleste) : « Béni sois-tu, Seigneur, Maître de l’univers, qui a formé l’homme avec intelligence et lui a mis des orifices et des organes creux ! Il est clair et connu devant ton trône céleste que si l’un d’entre eux se bouche ou s’ouvre trop, il devient impossible de vivre un instant de plus. Béni sois-tu, Seigneur, source des bénédictions, qui guérit toute chair et fait des prodiges ! »

10. Cela nous ramène exactement au texte de saint Paul, et au régime de l’athlète. Il ne faut pas seulement qu’il mange bien, il faut qu’il fasse bien et même qu’il dorme bien. Je voudrais que Philanthropos, comme lieu de l’entraînement le plus rigoureux, soit aussi une école du bon transit et du bon sommeil (sans inquiétude, parce que, plus on s’inquiète de son transit et de son sommeil, plus ça bloque et plus ça cause d’insomnie).

Certains ont sans doute pris peur lorsque le passage de la lettre aux Corinthiens parle de la discipline sévère qui s’impose l’athlète. Ces deux termes n’ont pas à vous effrayer, nom et adjectif : qui dit « discipline » dit « art d’être le disciple », qui dit « sévère » dit « vrai avec soi ». Voilà encore le double mouvement d’intériorisation et d’extériorisation de la vie : être vrai avec soi et savoir apprendre de l’autre.

Le mot grec de l’épître n’a pas tout à fait la même signification. Paul parle d’enkráteia, littéralement « encratie », terme formé comme démocratie, mais où le pouvoir n’est pas celui du peuple, mais un pouvoir intérieur, le pouvoir sur soi. L’anglais dirait self-control, le français, maîtrise de soi. Un tel pouvoir, selon Paul, n’est pas un repli sur soi, et se différencie nettement de la citadelle intérieure des stoïciens. Dans l’épître aux Galates, Paul fait de l’enkráteia l’un des fruits de l’Esprit Saint. Cette maîtrise, et donc cette liberté intérieure, provient d’une ouverture radicale à la transcendance. On retrouve ici la cérémonie de l’ouverture et de la clôture, de la clôture pour l’ouverture, et de l’ouverture pour le recueillement, qui constitue le cérémonial même de la vie.

Cette discipline athlétique à laquelle nous vous invitons est donc pour être plus vivant, par la vie du corps, du concept et du cœur, en suivant celui qui est le Chemin, la Vérité et la Vie.

11. J’en entends qui murmurent non sans raison : « C’est bien beau tout ça, mais tout de même, sans faire le marchand, une vraie médaille d’or, le haut du podium en 200 mètre 4 nages, ce serait pas mal. Paul parle d’une couronne qui se fane, mais une médaille d’or ne fane pas. Et puis Philanthropos, ça vous pose moins son homme, ça a moins de rayonnement que l’or olympique. Avouons que nous sommes là… par défaut… »

Il vrai que les lauriers se fanent alors que la médaille d’or dure plus longtemps, plus longtemps même que celui qui la reçoit. Elle est plus solide que l’athlète. Elle lui rappelle sa mortalité. Il emporte chez lui un trophée qui lui survivra ici-bas. L’Américain Bob Beamon, recordman du saut en longueur aux Jeux de Mexico en 1968, a vendu sa médaille d’or cette année à New York. Il a 77 ans, et a prononcé cette parole ô combien lucide : « Il est temps que je la transmette. » Il en a retiré 441 000 dollars.

Il n’en demeure pas moins que l’or aussi est périssable. C’est ce que rappelle la première lettre de saint Pierre (1,6-7) : Vous exultez de joie, même s’il faut que vous soyez affligés, pour un peu de temps encore, par toutes sortes d’épreuves ; elles vérifieront la valeur de votre foi qui a bien plus de prix que l’or – cet or périssable et pourtant vérifié par le feu –, afin que votre foi reçoive louange, gloire et honneur quand se révélera Jésus Christ.

12. On retrouve ici la pensée olympique de l’épreuve et de son couronnement. Comme le dit Pindare dans ses Olympiques (IV, 18) alors qu’il célèbre le vainqueur d’une course de char : « Non, je ne maquillerai pas mes paroles de mensonge : l’épreuve est la vérité des mortels… » Et, plus loin, tandis qu’il chante un coureur de pentathlon, il fait cet aveu (XIII, 104-105) : « À Dieu seul appartient l’issue… » Le poète païen par excellence n’est pas loin du premier pape qui nous dit que la foi est une épreuve et la seule épreuve qui conduit la vraie gloire.

Enfin, je dois préciser qu’il y a moins de philanthropotes dans le monde que de médaillés d’or. Faire Philanthropos est une chose plus rare et, de par son enjeu, si l’on en croit saint Pierre, plus précieuse. De nombreux médaillés d’or vous envient, surtout depuis qu’ils sont morts, et qu’ils connaissent la vraie hiérarchie des choses et que leur médaille poursuit toute seule sa vie sur la terre.

Vous voici donc, près d’une quarantaine sur la ligne de départ, dans cette course étonnante, où le vainqueur est celui qui sait laisser passer devant lui les autres, comme Jean, le disciple bien-aimé, laisse passer Pierre devant lui au moment de la course vers le tombeau, le jour de Pâques. Course à la politesse où chacun dit : « Après vous », où les premiers sont les derniers, où le plus grand de tous est le serviteur de tous ; boxe où l’on tend l’autre joue ; nage si libre qu’on s’y fait pêcheur d’hommes ; enfin course de char de la charité… À vos marques, prêts ?