Mot de rentrée 2025 – L’Esprit d’un lieu

1 septembre 2025

Vous trouverez ci-dessous le traditionnel mot de rentrée du directeur de l’Institut, Vincent Aubin ; ou bien en pdf ici.

 

L’esprit d’un lieu

Dans son autobiographie spirituelle intitulée Surpris par la joie, l’écrivain anglais C. S. Lewis fait cette remarque en racontant son arrivée dans un internat :

« Les premiers jours d’école, comme les premiers jours à l’armée, se passent en efforts frénétiques pour découvrir ce que l’on est censé faire. »

Ce matin, nous sommes tous des « nouveaux » qui devons découvrir ce que nous sommes censés faire. Je m’inclus dans le nombre : je commence avec vous. Je suis « un nouveau » fraîchement débarqué. Je n’ai eu qu’un peu d’avance sur vous pour découvrir, moi aussi, ce que je suis censé faire – par exemple « dire un petit mot de rentrée » qui a pris, sur l’emploi du temps punaisé au babillard l’appellation autrement solennelle de « leçon inaugurale ». C’est ce que je commence ici, incertain des attentes, rassuré pourtant par la présence bienveillante de Fabrice Hadjadj, mon cher prédécesseur, qui prendra la parole après moi pour cinq jours d’anthropologie fondamentale.

C’est lui qui m’a donné, sans le vouloir, l’inspiration pour ce mot de rentrée quand il a fait ce constat, lors de sa leçon d’adieu, que son mandat de directeur avait coïncidé exactement avec le pontificat de François. Je commence, moi aussi, avec un nouveau pape, Léon XIV, et il est au fond très logique que je me tourne à mon tour vers le père commun des fidèles pour savoir où me diriger.

Au milieu de l’été, la nouvelle se répandit que le titre de docteur de l’Église serait décerné au cardinal Newman. Léon XIV, animé par un profond sens de la continuité, répond ainsi à un vœu qui avait été formulé il y a longtemps déjà par le théologien Joseph Ratzinger. John Henry Newman, béatifié par Benoît XVI en Angleterre, avait été canonisé à Rome en 2019 par François. Le plus éminent des convertis anglais du XIXe siècle, figure de l’œcuménisme et homme de profonde culture, nous est ainsi proposé comme modèle de vie et maître de pensée.

C’est pourquoi il me semble naturel de centrer ce mot de rentrée sur un enseignement du futur docteur particulièrement approprié à notre situation. Je veux parler de cet ouvrage fondamental qu’est L’Idée d’université. Il s’agit sans doute de la plus influente réflexion sur la nature de la formation universitaire mais aussi – et cela est moins connu… – de la meilleure introduction au « pilier intellectuel » de Philanthropos. Ce livre recueille une série de conférences que Newman donna, dans les années 1850, pour préparer l’ouverture d’une université catholique à Dublin. J’en retiendrai trois idées maîtresses : la valeur intrinsèque de la vie intellectuelle ; la place qui revient à la théologie dans une formation universitaire ; et enfin le rôle de la vie commune dans la vie de l’esprit.

I.                 Une connaissance qui vaut pour elle-même

Newman met en avant le but de l’université avec une insistance qui doit retenir notre attention : l’université a pour but la culture de l’esprit, son élargissement comme il dit volontiers, et ce but est une fin en soi :

« Il y a une connaissance, dit-il, qui vaut d’être possédée pour ce qu’elle est, et non simplement pour ce qu’elle fait (a knowledge worth possessing for what it is, and not merely for what it does). »

La connaissance qui vaut pour ce qu’elle est, et non seulement pour ce qu’elle fait, caractérise ce que Newman appelle l’éducation libérale : libérale au sens des arts libéraux, que les médiévaux opposaient aux arts utiles. Ceux-ci permettent directement de faire des choses – soigner les maladies, réparer un aspirateur par exemple. Une formation libérale est une formation « libérée » de la visée pratique immédiate qui définit la formation purement professionnelle.

Newman, vous l’avez noté, parle de « connaissance ». Ce mot est important chez lui et, dans ses conférences, il l’oppose au fait d’avoir seulement des « vues », des opinions. Avoir des opinions sur tout est à ses yeux une grande maladie de l’époque. Elle est apparue avec l’essor de la presse qui, pour maintenir l’intérêt de ses lecteurs, doit leur proposer sans cesse des « vues » originales sur tout ce qui fait l’actualité.

Newman décrit d’une plume alerte les effets de cette manie d’avoir un avis sur tout : on ne voit pas d’inconvénient à se contredire d’une phrase à l’autre ; on ruine d’aimables qualités par le retour incessant des mêmes chevaux de bataille ou marottes ; on ne saisit pas la complexité des sujets compliqués, ou encore, on est d’un caractère si intraitable que l’on est une calamité pour les causes qu’on vient à soutenir. Et de conclure, avec une délicate ironie :

« Il est bien évident qu’en décrivant ces maladies intellectuelles, je ne pense pas aux catholiques, mais au monde en général ; je parle d’un mal que nous devons subir dans n’importe quelle voiture de chemin de fer, n’importe quel café ou table d’hôte [en français dans le texte], n’importe quelle compagnie mélangée, – un mal, toutefois, auquel les catholiques ne sont pas moins exposés que le reste de l’humanité. »

Ainsi donc, une université n’est pas là pour permettre aux étudiants d’avoir une opinion sur tout, mais pour cultiver la connaissance ou, pour le dire d’un mot plus clair (que suggère l’idée d’élargissement) la compréhension. Il ne s’agit pas de savoir davantage, mais de mieux comprendre.

Peut-on rechercher cette compréhension pour elle-même, quand bien même elle ne servirait à rien d’autre ? Pour le faire montrer, Newman fait le choix de parler à son propos d’une beauté particulière. La raison d’être d’une université est qu’on y cultive pour elle-même la beauté propre à l’esprit :

« Il y a une beauté physique et une beauté morale : il y a la beauté d’une personne, il y a la beauté de notre être moral, qui est la vertu naturelle : et de semblable manière, il y a une beauté, il y a une perfection de l’intelligence. »

Parler de beauté permet de faire saisir qu’il s’agit d’une chose qui mérite d’être cultivée sans autre fin qu’elle-même, comme on cultive un jardin : comme une œuvre de beauté qui doit être poursuivie, rendue parfaite, par des soins qui ne visent à rien d’autre qu’elle. Si nous avons non seulement un corps et un cœur, un organisme et une sensibilité, mais aussi un esprit, une intelligence, alors nous pouvons entrevoir qu’il doit exister une beauté de l’intelligence comme il y a une beauté physique et une beauté morale ; et que cette beauté aussi est source de joie : d’une joie singulière qui ne peut être réduite à une autre forme de joie.

II.                 Que la formation n’est pas une fabrication

On saisira mieux l’intention de Newman en rappelant qu’il avait à se battre sur deux fronts. Il devait surmonter à la fois la méfiance de certains ecclésiastiques à l’égard de la vie de l’intelligence, et celle des tenants d’une éducation entièrement utilitaire ou, comme nous dirions, « professionnalisante ».

Du temps de Newman – déjà, allais-je dire – nombre de pasteurs, dont ceux de la farouche Irlande, ne voyaient guère l’intérêt d’offrir aux catholiques une formation universitaire. Connaître son catéchisme et avoir de bonnes mœurs, voilà qui était bien suffisant, surtout s’il s’y ajoutait une ferveur sensible, sinon sentimentale. Newman devait donc le marteler : « Une université n’est pas un couvent, ce n’est pas un séminaire ». Elle existe pour « préparer au monde des personnes du monde ». Et cette préparation suppose de ne pas les éduquer en vase clos, à l’abri des idées, des aspirations, des défis qui agitent le monde. En effet, « ce n’est pas la façon d’apprendre à nager en eaux troubles que de n’y être jamais entré. »

On ne prépare pas des chrétiens à vivre en chrétiens dans le monde en les préservant de toute exposition à tout ce qu’il y a dans notre monde de trouble, de provocant ou simplement de nouveau. Aussi est-on attaché, à Philanthropos, à la découverte des grandes idées, des manifestations typiques de la culture artistique ou intellectuelle qui inspirent nos semblables. Newman est un maître en la matière. La formation intellectuelle qu’il avait acquise à Oxford, dans l’atmosphère raffinée de la Haute Église anglicane, n’avait pas les étroitesses affligeant trop souvent les purs produits des séminaires catholiques. Il comprenait intimement les difficultés de ses contemporains, confrontés à la variété non seulement des opinions mais des cultures et des mœurs, et sensibles non seulement à cette variété mais aux éclats de vérité, de beauté et de bien qu’elles contiennent. Cette variété, à ses yeux, n’était pas la conséquence de l’irréligion, mais un effet normal de la culture de l’esprit.

Mais Newman vivait au cœur d’un siècle affairé (this living busy world, ainsi qu’il l’appelle dans l’Apologia) et enivré de son progrès technique. L’autre front sur lequel livrer la bataille de l’éducation libérale était celui de la valeur intrinsèque d’une formation de l’esprit. Ne vaut-il pas mieux chercher à acquérir au plus tôt des connaissances utiles ? se former pour un métier, pour trouver un emploi ? pouvoir cocher des compétences énumérées dans des nomenclatures officielles et certifiées par un diplôme qui aura bonne allure sur un CV ? Pourquoi, par exemple, passer un an à Philanthropos pour réfléchir ?

Deux fronts, disais-je, et apparemment aussi opposés que peuvent l’être le moralisme pieux et l’utilitarisme économique. On aperçoit pourtant une sorte de curieuse parenté entre ces deux attitudes. Appliquées au domaine de l’éducation, elles conduisent à être pressé d’obtenir un résultat – et de l’obtenir par des moyens certains et définis. Au fond, elles amènent à concevoir la formation sur le modèle de la fabrication. On veut fabriquer de bons chrétiens, on veut fabriquer des pièces utiles pour la grande machinerie économique. Alors que la véritable formation suppose le détour et le délai. Elle n’a d’effets durables qu’indirects, non parce qu’elle est inefficace mais parce qu’elle vise la personne et sa liberté, et non la production en série. L’éducation libérale est celle qui respecte la nature spirituelle de l’être humain. C’est pourquoi, aux yeux de Newman, elle agit par mode d’influence, comme une lumière bienveillante qui rend possible une croissance à partir de l’intérieur, au lieu d’une conformation qui part de l’extérieur.

III.                 Peut-on désirer ce qu’on ne connaît pas ?

Or nous rencontrons ici un problème de taille. Il est facile de justifier les bienfaits d’une formation pratique. Il est difficile, et peut-être même impossible, de justifier ceux d’une formation qui vaut par elle-même.

Une formation pratique est tout entière pensée en fonction d’un but qui lui est extérieur. Ce but est généralement déjà connu. Nous pouvons tout ignorer des études de médecine et savoir assez bien ce que c’est qu’être en bonne santé. Nous ne savons rien du programme d’un CAP de plomberie, mais nous savons ce que c’est qu’une fuite d’eau. Pour comprendre l’intérêt de ces formations, il suffit d’apprécier à leur juste valeur la bonne santé ou les avantages d’un évier qui s’écoule correctement. De même, toute formation promettant de devenir riche, ou célèbre, ou puissant, apparaît de ce fait désirable à quiconque a envie de richesse, de célébrité ou de pouvoir. La fin suffit à justifier le moyen.

Mais comment désirer ce qui n’est pas un moyen en vue d’autre chose ? Dès que le but cesse d’être extérieur à une activité, dès que celle-ci est censée valoir pour elle-même, on perd le point d’appui. On ne peut ni la désirer pour un motif extrinsèque, ni la désirer pour elle- même puisqu’on ne la connaît pas… Et pourtant, on y vient. Il y a des gens qui font le choix d’une éducation libérale sans y avoir jamais été exposés. Il reste à conclure qu’au fond, on fait toujours ce choix pour de mauvaises raisons. Ou, disons-le sans forcer le paradoxe, pour des raisons forcément provisoires : sur la foi d’un conseil, ou par envie « d’autre chose », par insatisfaction à l’égard de tout le reste. Et nul mal à cela, puisqu’on ne peut faire autrement : tout ce qui mérite d’être choisi pour soi-même est nécessairement choisi d’abord pour autre chose. Le choix éclairé ne vient qu’après coup.

IV.               L’interconnexion des savoirs

Il n’est pas interdit pourtant d’esquisser l’allure générale d’une éducation libérale. Newman s’y emploie. L’élargissement de l’esprit dont il parle n’est pas la conséquence d’un remplis-

sage. Il ne s’agit pas essentiellement d’en savoir davantage, mais de comprendre mieux, disais-je. L’expression favorite de Newman pour caractériser ce type de compréhension est celle d’interconnexion. Il s’agit d’appréhender l’interconnexion des choses, les relations entre les savoirs ; d’acquérir la vue d’ensemble, synoptique. Non pas un autre savoir spécialisé, mais une compréhension systématique de l’ordre entier des savoirs. Et un tel but est possible, dit Newman. En effet : « toutes les branches du savoir sont connectées ensemble (connected together), car les différents sujets qu’elles étudient sont intimement unis entre eux, en tant qu’ils sont les actes et l’œuvre du Créateur. »

Voilà un cas éminent, vous le voyez, de la façon dont la foi soutient l’idée même d’une éducation libérale : il est possible d’arriver à une vue d’ensemble car tout ce qui est – tout ce qui existe, tout ce qui vit et agit – est en même temps l’activité et l’œuvre du Créateur.

Cette idée newmanienne de l’interconnexion des domaines du savoir implique une conséquence importante pour toute formation intellectuelle : « Il n’y a pas de science qui ne raconte une histoire différente, lorsqu’elle est vue comme la partie d’un tout, de celle qu’elle tend à suggérer quand elle est prise isolément, sans la sauvegarde, pour ainsi dire, des autres. »

Autrement dit, tout savoir spécialisé – et il est bon, évidemment, de pouvoir être un spécialiste de quelque chose ! – gagne à s’insérer dans la vue synoptique que permet d’acquérir l’éducation libérale. Non pas pour être rehaussé par un vernis de « culture générale », mais pour être habité par une conscience précise de son pouvoir et de ses limites. C’est la conclusion à laquelle était parvenu un économiste observant le désarroi de ses confrères après la crise financière de 2008 : pourquoi aucun d’eux n’avait vu venir cette crise ? Il avait conclu que c’était en raison de leur spécialisation exclusive. « La plupart des étudiants en économie ne se voient pas demander d’étudier la psychologie, la philosophie, l’histoire ou la science politique. Ils sont nourris à la petite cuillère de modèles de l’économie reposant sur des hypothèses irréelles, et évalués sur leur capacité à résoudre des équations mathématiques. On ne leur offre jamais les outils intellectuels permettant de saisir la vue d’ensemble, the whole picture. » Et de conclure : « Nul ne peut être un bon économiste s’il est seulement un économiste ».

V.              Sans oublier la théologie…

La conviction qu’une vraie formation vise à permettre de saisir « l’interconnexion » des savoirs trouve une application directe dans un autre domaine que l’économie : la théologie. C’est sur elle que s’ouvrent les conférences réunies dans L’Idée d’université. La théologie a sa place parmi les sciences parce qu’elle est l’étude méthodique des vérités, naturelles ou surnaturelles (c’est-à-dire révélées) concernant Dieu. Pour Newman, l’étude de la théologie fait donc partie du programme de toute éducation libérale, non à un titre quelconque mais comme condition de possibilité de tous les autres savoirs. « La vérité religieuse n’est pas seulement une partie, mais une condition de la connaissance générale. L’effacer des programmes revient ni plus ni moins à défaire toute la trame de l’enseignement universitaire ». Si Dieu existe, conclut Newman avec un sens très sûr de la provocation, alors une université où l’on n’étudie pas Dieu n’est pas une vraie université.

Et vous qui, nouveaux étudiants, vous apprêtez à suivre des cours de théologie à l’université de Fribourg, vous pouvez vous enorgueillir de fréquenter une vraie université !

VI.                 La théologie et le danger d’une place vide

Newman tire une conséquence intéressante de l’interconnexion des savoirs : c’est que, là où la théologie disparaît, n’importe quelle autre discipline risque de se prendre pour la nouvelle « théologie ». Quand une science disparaît du « cercle du savoir », comme il dit, elle laisse une place vide. D’autres sciences vont être tentées de sortir de leurs propres limites pour occuper cette place. Avec cette conséquence :

« Il n’est aucune science, si compréhensive soit-elle, qui puisse éviter de tomber largement dans l’erreur si elle vient à être instituée comme l’unique explication de toutes choses au ciel et sur la terre, et cela pour la simple raison qu’elle empiète sur un territoire qui n’est pas le sien, et s’attaque à des problèmes qu’elle n’est pas équipée pour résoudre. »

N’est-ce pas ainsi que, depuis un ou deux siècles, nous avons vu tour à tour l’histoire, la biologie, l’économie, la linguistique structurale ou les neurosciences prétendre occuper la place de la science qui détient la vérité sur l’origine et la fin de toutes choses in heaven and earth ?

Toutefois la remarque de Newman n’est pas seulement la défense d’un privilège de la théologie : elle vise tout autant à protéger l’intégrité de tous les savoirs authentiques. C’est pour eux, c’est en leur faveur aussi, que doit être maintenue la place de la discipline qui les rend possibles.

Il ne va pas de soi de parler de la théologie comme d’un savoir et je ne sais si beaucoup de théologiens, aujourd’hui, auraient l’audace de dire avec Newman que la théologie est une science au même titre que l’astronomie. Mais le futur docteur de l’Église, tout sensible qu’il fût au changement des conditions de la croyance dans la modernité, oblige ainsi ceux d’entre nous qui partagent sa foi à nous poser la question : suis-je prêt à considérer que ma foi est une connaissance ? que les vérités que je professe parce que Dieu les a révélées sont simplement des vérités – et non pas des vérités d’un genre spécial, non pas des vérités « subjectives », comme nous aimons à dire, impliquant par là qu’il y aurait deux sortes de vérités, celles qui sont vraies pour tout le monde et celles qui ne sont vraies que pour ceux qui y croient ?

VII.               Genius loci

Je termine avec une dernière idée de Newman sur l’université, peut-être la plus originale, en tout cas chargée pour nous d’un sens tout particulier.

Qu’est-ce qui manque le plus souvent à nos institutions académiques ? Certes pas les enseignants de qualité. Pas non plus les examens, ni la vie associative, ni la place qu’y prend parfois le militantisme politique, où l’on apprend beaucoup parce que, là plus qu’ailleurs, des étudiants sont réunis par une passion commune. Reste que l’université, pour d’innombrables étudiants, c’est un endroit où l’on se rend pour deux à dix heures de cours qui peuvent ressembler à des séances de gavage mécanique dans un poulailler industriel. Ce qui manque le plus systématiquement à nos universités, c’est la vie commune, ce que Newman appelle parfois la résidence et parfois le collège : l’existence d’un lieu partagé, d’un lieu habité en commun. Avec la conscience d’énoncer un paradoxe, Newman affirme qu’il préfère une université sans examens mais avec résidence, à une université avec examens mais sans la résidence.

Attention les amis, c’est un paradoxe assumé, une provocation ! Ici, il y a la résidence, mais il y a aussi des examens, et vous n’y couperez pas… Mais lorsque Newman veut décrire non pas l’université moyenne mais l’université qui réalise pleinement l’idée d’université, il dit que c’est « un lieu de résidence où des jeunes gens de diverses origines sont réunis, amenés à des relations familières », relations qui permettent « une perpétuelle collision des intellects ». Il n’y a pas d’université sans vie commune parce que c’est là qu’a lieu le véritable enseignement : celui qui forme et qui dure parce qu’il naît des conversations libres que seul permet le fait d’habiter en commun un même lieu.

Newman insiste sur le fait que les jeunes gens réunis par une vie commune ne sont pas choisis. Ils ont été réunis, ce n’est pas eux qui se sont réunis. On se réunit avec des gens qui nous ressemblent déjà ; on est réuni avec des gens dont chacun est venu avec sa propre idée, pour ses propres raisons, mais dont la vie partagée va faire des amis. C’est comme, écrit Newman, « voir le monde dans un pré » car « les élèves ou les étudiants viennent d’endroits très différents, avec des idées extrêmement différentes, et il y a beaucoup de choses à généraliser, beaucoup à ajuster, beaucoup à éliminer »…

Oui, cette expérience d’une vie commune favorisant la « collision » des esprits peut faire naître la peur d’y perdre ou de s’y perdre. Mais on ne perd au fond que de l’étroitesse, des idées mal digérées, des convictions passivement héritées ou formées en pure réaction, et non à partir d’un mouvement qui naît de l’intériorité – de ce que Newman appelle la conscience, qui est pour lui le contraire de la subjectivité – la conscience est l’organe même de la vérité.

Newman fut un homme de grandes amitiés. Il savait par expérience que l’amitié est par excellence le climat spirituel de la recherche de la vérité. Entre amis, en effet, les désaccords les plus profonds peuvent être exprimés et débattus sans crainte ni envie de blesser. La quête de vérité peut devenir affaire commune. Et c’est précisément de telles amitiés qui peuvent se former dans un lieu réunissant des personnes venues chercher la joie de connaître et de comprendre. C’est dans la conversation des amis que les cours, les lectures, les découvertes sont non seulement partagés, mais réellement reçus. Peut-être l’avez-vous déjà éprouvé vous- mêmes : il y a des vérités dont on ne se saisit personnellement que lorsqu’elles nous ont été montrées par quelqu’un que l’on aime.

On me permettra de conclure en citant un peu longuement un dernier texte qui semble avoir été écrit pour nous, les nouveaux de cette nouvelle année à Philanthropos. Newman parle de ce que tend à devenir un lieu de vie intellectuelle :

« Je dis seulement ceci, que cette communauté de jeunes gens constituera un tout, qu’elle incarnera une idée spécifique, qu’elle représentera une doctrine, qu’elle adminis- trera un code de conduite, et qu’elle fournira des principes de pensée et d’action. Elle donnera naissance à un enseignement vivant, qui au fil du temps prendra la forme d’une tradition qui se perpétue d’elle-même, ou d’un genius loci, comme on l’appelle parfois ; qui hante le foyer où il a pris naissance et qui imprègne et forme plus ou moins, et un par un, tous et chacun des individus qui seront successivement amenés sous son ombre. »

C’est cette ombre bienveillante de Philanthropos qui étend maintenant ses ailes sur vous et moi, « les nouveaux ». Nous sommes précédés et accueillis par un esprit du lieu que vingt-et- une promotions ont façonné. Nous sommes invités à prendre part à un « enseignement vivant » qui nous permettra de découvrir, non seulement ce que nous sommes censés faire mais ce que nous pouvons devenir. Avec le concours des amis que nous trouverons ici – et la grâce du Dieu qui est le premier ami, celui qui nous a aimés dès avant la conception du monde.

Vincent Aubin, rentrée de Philanthropos 2025-2026.

 

Photo : Université de Dublin